Grindr, le sexe sans sexualité ?
Miroir/Miroirs, n°1, Paris : Des ailes sur un tracteur, mai 2013.
Loin d’être un symptôme, l’application Grindr est une merveille de classicisme sexuel sous couvert d’ultra-modernité. Une création pas «post-moderne» du tout, ce qui est reposant, avouons-le, et un truc inévitable actuellement, dont tout le monde parle, alors nous aussi.
Pour le choix du thème, un autre que moi s’en expliquera pour me l’avoir proposé. Je me contenterai d’exposer, avec ce qui va suivre, les raisons qui m’ont encouragé à accepter cette petite promenade. Mais je veux exposer d’entrée une conviction. Contrairement aux idées reçues, Grindr n’est pas le marché de Rungis du sexe mais bien plutôt la Galerie des Glaces du Château de Versailles. Pour beaucoup, Grindr n’est qu’un rejeton du libéralisme et du capitalisme, qui ferait du sexe un objet soumis aux lois du marché, un bien de consommation comme un autre. Certes, tout ce qui s’en laisse voir contribue à cette rapide analyse. Mais croire en cela serait se méprendre sur les lois en question. Loin d’être réductibles à celles de l’économie de marché, les lois de Grindr se fondent plutôt sur celles de l’économie psychique. L’offre et la demande sont bien engagées dans le psychisme et dans l’économie, mais il vaut mieux ne pas les confondre trop vite. Certes le sexe est plus ou moins traité comme un objet de consommation par la plupart des nouvelles techniques de communication actuelles, Grindr compris (internet, application smartphone). Mais réduisent-elles vraiment le sexe à un objet ? Et les utilisateurs sont-ils contraints de n’engager que leurs ambitions capitalistes et consuméristes quand ils se connectent ? Bien sûr que non. Ils y engagent leur désir, leur souhait d’amour, leur jouissance et leurs rêves. La preuve, ils s’en plaignent. La sexualité y apparait aussi commune que partout ailleurs, au risque d’être banale. Même « gay », la sexualité n’évite pas les problèmes que toutes les sexualités rencontrent.
De Marx à Freud, il y a donc un pas qu’il faut franchir en cheminant à travers champs. Et pourquoi ne pas s’égarer en rase campagne et fureter par la cour du roi ? Car avec Grindr, c’est à la cour du roi Gay que nous sommes conviés. Les minets de Versailles ont laissé leurs places à d’autres courtisans, où se confondent garçons efféminés et mâles virils. Pics, mensurations et émoticons pour parure, des corps s’engagent, s’offrent et se dérobent dans cette ronde de la coquetterie d‘aujourd’hui. Si accessibles et si difficilement saisissables, par dizaine et par centaine tous s’appâtent et se déssappent. Offrir tout ou presque sans jamais rien promettre. Se refuser et augmenter le désir d’autant. Alimenter et laisser périr. Dire plus vrai que vrai et tout renier sans se dédire. Tourner le dos sans un regard, appelé par une affaire de la plus haute importance. Telle est l’expérience renouvelée de la séduction et du désir à laquelle Grindr offre un accès efficace et hypnotique.
Encore un mot. Que l’amour et le sexe soient des choses si difficiles, comme chacun sait, méritent de meilleures explications que celles souvent diffusées à leurs sujets, entre psychologie de comptoir et sociologie cybernétique. Gageons que les turpitudes de l’inconscient se laissent apercevoir à travers la 4G, car nous avons à en apprendre.
Le panier (virtuel) de la ménagère (imaginaire)
Dans le panier de la ménagère Grindr, nous trouvons toutes sortes d’images et d’imaginaires : un biceps rebondi, une fesse assoiffée, un soleil amoureux dans un ciel d’été, un chibre autoritaire, un regard triste, un profil volontaire, une erreur. Des pastilles rougeoient et ronronnent comme des perruches en parade nuptiale. Elles alertent, elles vibrent. Un message arrive. Quelques mots raccourcis, des phrases codées. Une photo
«privée». Un verdict. Une adresse, des codes encore. La rencontre…, couperet fatal ou promesse tenue.
La «sexualité gay» n’est pas la sexualité du sexe objectivé, contrairement à ce qui se dit ici et là. Elle n’a pas fait du sexe un bien matériel, aussi maniable et corvéable que le sont tous les objets de consommation qui nous entourent, dans notre vie quotidienne. Certains le déplorent, d’autres s’en réjouissent. D’autres s’efforcent d’y croire encore, par loyauté et allégeance au roi Gay, alors même que Grindr apporte une preuve de plus du contraire. Trouver un partenaire, ici ou ailleurs, n’équivaut pas à acheter un vase pour décorer son appartement ou un gâteau pour contenter sa faim, dont on peut jeter l’emballage après satisfaction pour l’un, ou même le remiser au placard en cas de lassitude trop rapide pour l’autre. Que cela soit dit, l’appétit de sexe ne se mesure pas à la quantité consommée ni à la qualité consentie ; l’envie sexuelle ne se résout pas en acquisition. Depuis le temps, si cela avait été possible, gay ou pas, cela se serait su.
Ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas un projet plus ou moins sous-jacent, que d’extraire le sexe des affres de la relation. En effet, certains ne caressent-ils pas le doux rêve d’un sexe libéré du sexe lui-même, un sexe consommable et sans déchets ? Et si la modernité pouvait offrir cela, un sexe sans tracas affectifs, sentimentaux ou émotionnels, une jouissance sans traces ? Mais y a-t-il une seule sexualité capable de réaliser cette torsion ? Alors interrogeons-nous pour savoir si le sexe est soluble dans l’imaginaire et le virtuel ? Comment cela fonctionne-t-il sur internet, sur Grindr ?
À bien y regarder, le sexe est loin d’être défait des aléas de la vie relationnelle au point de mener sa vie dans son coin. La preuve : si certains utilisateurs affirment
«chercher du réel» (sous-entendu une vraie rencontre, et pas seulement un flirt virtuel) comme une garantie sur leurs intentions, combien passent à l’acte ? À l’inverse, combien se retrouvent classés au rang des « mythos », ainsi affublés d’un jugement définitif pour avoir cédé sur leur intention initiale, finalement avortée ? L’engagement dans la relation est sur Grindr ce qui permet d’évaluer et de juger la présence de l’autre en fonction de son niveau de participation (rapidité et densité des réponses, rendez-vous honoré ou « lapin », par exemple). Nous sommes donc très loin de pouvoir observer une sexualité éthérée.
Le sexe, et tout ce qui va avec, sont des choses trop réelles pour n’être que imaginées ou représentées, elles exigent l’épreuve de la réalité. Et pourtant, pas de sexe sans images ou représentations imaginaires, pas de sexe sans fantasmes. Grindr rend très bien compte de cette complexité sexuelle, en mêlant dans une apparente virtualité la réalité et l’imaginaire qui sont noués définitivement. En effet, même la puissance de l’image ne suffit pas à diluer le corps, la pulsion, la sensation, le regard, la voix, qui sont tous objets et obstacles non négociables de la réalité de la sexualité.
Mais Grindr démontre spécialement que le virtuel renforce et augmente les effets de l’imaginaire, quand il capture une part du sexe, la kidnappe. Rien d’étonnant alors à ce que certaines promesses de rencontre, offertes dans la hâte d’un dialogue un peu rapide, s’évanouissent dans l’irréalité. Elles ne sont pas perdues pour tout le monde car Grindr, au passage, prélève sa dîme. Grindr, en monstre virtuel, se nourrit des envies sexuelles non réalisées de ses utilisateurs. Et c’est peut-être même là, dans la non réalisation, qu’elles
trouvent leur aboutissement le plus efficace et le plus heureux pour tout le monde malgré les apparences, comme si elles n’avaient jamais eu d’autres ambitions que de demeurer dans le fantasme, comme si Grindr n’avait au fond jamais rien promis. Ainsi, déçus ou satisfaits, tous (utilisateurs, Grindr) bénéficient de la situation avec plus ou moins de bonheur, tous en jouissent d’une manière ou d’une autre. C’est là une réussite presque totale, équivalant à la satisfaction du jeu de hasard : la joie réside dans l’achat du billet de loterie, à l’instant où tout peut être imaginé d’une vie après le « gros lot », pas dans le résultat du tirage qui est toujours négatif (sauf exception).
Réalité imaginaire
Ceci ouvre une importante question : la présence virtuelle engage-t-elle celui qui s’y trouve réellement d’y être comme réalité ? Autrement dit, à quel titre l’utilisateur de Grindr y est- il ? Au titre de son avatar, de son fantasme, de son image ? Difficile de répondre, mais nous pouvons au moins dire qu’il y est comme réalité imaginaire. Rien ne l’engage réellement plus que d’être connecté. Et si ses mots bien sûr l’entraînent toujours un peu plus dans l’échange, y est-il comme corps, comme image de son corps ? Est-il seulement possible d’y comprendre quoi que ce soit dans cette affaire, pour s’y retrouver ? Grindr peut-elle livrer ses secrets ?
À écouter les utilisateurs de Grindr et d’autres réseaux de rencontres sur internet1 (en particulier lorsqu’ils s’en plaignent), c’est comme si la présence virtuelle engageait nécessairement celui qui s’y trouve d’y être réellement. Cela paraît un peu compliqué. Et c’est assez paradoxal ou même franchement incompatible, au fond, avec la démarche même du réseau virtuel. Comment être réellement virtuel ? Voilà une question qui traduit bien ce à quoi se heurtent les utilisateurs de l’application. Suffit-il d’afficher sur son profil d’utilisateur, ou dans son annonce, la mention «cherche réel» pour clarifier sa propre position vis-à-vis de l’espace virtuel où l’on se trouve engagé ? Est-il seulement possible d’éclairer sa présence et son désir, à ce point que tout pourrait être consigné sur la fiche de renseignements personnels ? Que disent, au fond, ceux qui brandissent en étendard ces longues litanies de texte en forme d’avertissements où rien ne semble manquer ? Qu’y aurait-il à ajouter, puisque tout est déjà dit ? Y’a-t-il encore de la place pour quelqu’un
? Sans compter que bien souvent la sentence est déjà proclamée : «obligation de lire mon profil en entier, sinon c’est pas la peine de me parler».
Narcisse penché sur son reflet aurait adoré Grindr, cela ne fait aucun doute. Il n’y a qu’à voir comment de nombreux utilisateurs croient nécessaire d’inscrire, en tête de leur bandeau, cet écriteau « pas de photos, pas de dial ». Qu’ils se rassurent, nul ne doute de l’impérieuse nécessité de l’image de l’autre qui, si elle manquait, empêcherait l’échange, un échange de reflets, le reflet de soi dans l’image de l’autre. Mais pourquoi en faire une condition, un critère ? Est-ce donc que Grindr flatte le narcissisme de ses utilisateurs ? Oui, de toute évidence. Mais n’allons pas croire que l’utilisation de Grindr n’est qu’une réassurance narcissique autocentrée, elle est plus complexe que cela. Beaucoup d’autres choses se glissent dans le panier de la ménagère des utilisateurs de Grindr, des objets précieux, des alliances communautaires, des gris-gris aussi, sans oublier quelques rêves et quelques déceptions.
Plus d’offre, moins de demande
Qu’est-ce donc ce qui s’offre et se demande sur Grindr ? Des services ? Cela arrive parfois, sans doute. Mais la plupart des utilisateurs semblent bien davantage mus par leur demande en forme d’offre, ce qui est logique puisque Grindr impose de commencer par offrir en s’exhibant, avant même d’avoir pu énoncer une demande personnelle. Le panier de la ménagère est donc déjà pas mal garni au moment d’aller déambuler dans les rayons virtuels, garni de son offre singulière. Il se peut même qu’il soit déjà bien plein, débordant d’une offre individuelle si formidable qu’elle ne peut rencontrer aucune demande d’un autre à sa hauteur. Ici Grindr n’évite pas l’impasse, celle qui consiste à mettre l’utilisateur en court-circuit de désir, quand pas une demande ne peut être à la hauteur de son offre.
C’est un bug courant, parfumé de frustration, et c’est un cul-de-sac structurel. Rien de Grindr ou des utilisateurs ne saurait remédier à cet enlisement. C’est un peu comme les brochures de prévention dans le domaine de la santé. Elles répondent par anticipation à des questions que les gens n’ont pas encore eu le temps de penser ou de poser, comment pourraient-elles atteindre leur objectif de transmission d’un message ? L’échec est connu d’avance, il est logique. Tout comme les brochures de prévention, l’offre de
l’utilisateur de Grindr devance le désir de l’autre, ce qui est le meilleur moyen de ne pas le reconnaitre dans toutes ses nuances, et la meilleure voie vers la platitude d’un échange arasé, technique, hors-sujet. Rien ne dit que rien ne sera consommé ou réalisé, mais pour quelle dose de subjectivité ?
Profiter d’un surinvestissement de l’image, et donc de l’imaginaire, fait courir le risque d’une inadéquation encore plus grande entre ce qui est espéré et ce qui est. Se donner à voir, sous son meilleur jour et sous ses traits les plus favorables, condamne celui qui s’y prête à partager avec tous les autres cette connivence avec la mascarade : chacun sait ce que l’autre fait de son image, chacun peut donc en douter ou ne pas se laisser séduire par elle. La mécanique offre-demande peut donc s’immobiliser parfois d’être à ce point optimisée, car Grindr est un fin connaisseur de cette mécanique qu’il sait porter à son point le plus élevé, pour en révéler du même coup son impasse principale.
L’image virtuelle est donc toujours au moins une image. Elle est offerte à qui veut bien la voir et, en général, à qui montre lui aussi son image, parfois une image où il n’est pas. Qu’est ce que des morceaux de poitrine ou de fessier peuvent représenter de celui dont ils sont issus ? Une portion un peu maigre, ou bien le tout ? Mais le petit rien suffit à faire la différence en matière de séduction, comme le reflet sur le nez du Discours amoureux2. Un rien, aussi discret soit-il, sait faire la différence et se montrer capable d’activer le désir. Tous les utilisateurs de Grindr savent cela au moins autant que les psychanalystes. On ne tombe pas amoureux et on ne désire pas ce qui se voit ou ce qui est, mais ce qui ne se voit pas, même si cette idée est difficile à admettre.
C’est donc l’image qui séduit, ou pas, celui qui la voit, et non pas celui qui l’a choisie pour illustrer son profil. Car même le profil n’est pas autre chose qu’une présentation de l’utilisateur, où la vérité n’est pas obligatoire. Un autre décalage opère alors ici, car celui qui est séduit par une image l’est en tant que lui-même représenté par son image, l’image pour laquelle il éprouve un intérêt dont il ne sait pas grand chose, et surtout dont il ne veut pas savoir ce qui, de lui, se trouve être représenté par elle, pour l’autre. Le chat´ qui peut s’engager peut mettre en lumière cet écart et peut le creuser assez pour que la séduction du début sombre au fond du gouffre ainsi ouvert. Mais l’échange de quelques mots peut aussi permettre de concrétiser l’intérêt virtuel, jusqu’à organiser une rencontre réelle, puisque c’est, a priori, l’objectif affiché par tous. Ainsi l’image sur Grindr peut tromper son monde, tout comme l’image en général peut le faire. C’est ennuyeux de ne pas s’en apercevoir ou de l’oublier trop vite car, au fond, nul ne l’ignore. Et l’épreuve de la réalité fait le reste, quand la rencontre réelle, décevante, vient détruire les morceaux d’images espérées, quand l’autre « peut dire merci à Photoshop ».
Addiction sexuelle ?
Mais revenons à nos coquets et à la Galerie des Glaces. Il paraît que c’est l’addiction sexuelle qui les frappe, au point qu’ils ne savent plus s’arrêter d’utiliser Grindr, ou s’arrêter de baiser. Et que Grindr est un amplificateur de leur addiction sexuelle. C’est vrai que ce que Grindr et d’autres applications virtuelles de rencontre génèrent en apparence comme comportements nous porte aisément sur la piste de l’addiction. Mais est-ce bien d’addiction dont il s’agit ? Posons-nous la question autrement. Suffit-il que les envies et leurs satisfactions soient vécues dans la répétition et la contrainte, par celui qui ne peut y échapper, pour faire une addiction ? Où commence l’addiction et comment se distingue-t- elle de l’obsession, de la répétition, de la compulsion ?
Ces dernières années, la notion d’addiction a connu un succès spectaculaire. Rien d’étonnant à cela. Tout d’abord, notons que régulièrement des symptômes font leur apparition à la surface des discours et sur les couvertures de magazines. La dépression et le stress dans les années 1980, mais aussi la schizophrénie qui depuis s’est fait voler la vedette par la bipolarité, à laquelle nous n’échappons plus. Si ce dont il est question au fond n’était pas si grave, cela prêterait à rire. Car dans le flot des tendances pathologiques, le succès donné à telle catégorie qui ne va jamais sans son traitement recouvre la réalité des processus psychiques à l’œuvre et les souffrances qui vont avec. Mais alors qu’est ce que l’addiction sexuelle ?
Autrefois, il n’y a pas si longtemps, ce sont les backrooms et les saunas qui passaient pour des lieux de possibles surconsommation sexuelle, où la perdition guettait certains. C’est vrai que certains s’y sont perdu et que d’autres s’y perdent encore. Mais l’addiction sexuelle est-elle une affaire de quantité, d’overdose ? Quand la vie sexuelle en vient à constituer le pilier central de toute la vie sociale ou affective, l’objet de préoccupation majeure, le projet qui occupe la semaine en prévision du week-end…
sommes-nous devant une addiction ou une question sexuelle primordiale pour celui que cela concerne ? Disons qu’il y a là une insistance de la question sexuelle.
Parfois l’envie sexuelle fait barrage à tout le reste, ou presque, et prend la forme d’une compulsion exigeant d’être satisfaite pour calmer la tension. Là-dessus, il est tout à fait évident que l’accessibilité et la proximité des lieux et des partenaires sexuels potentiels encouragent que l’envie soit satisfaite rapidement, mais qu’y a-t-il là-dedans de plus
«addictif» que la dynamique capitaliste marchande de la grande distribution, par exemple ? Nul ne songe à se faire soigner pour une addiction au capitalisme, nous vivons dedans, de gré et de force. Il n’est pas étonnant que la sexualité, quand elle prend des allures d’objet de marchandage (sans y parvenir tout à fait), en fasse les frais à son tour. Alors quoi penser de cela ?
Relevons au passage au moins trois choses : l’obsession, l’insistance (ou la répétition) et la compulsion. Ce sont effectivement trois caractéristiques significatives de ce qu’on appelle communément les addictions. Mais ce sont surtout trois éléments présents dans la sexualité en général, dans différentes proportions, et qui posent plus ou moins de difficultés. Ils ne sont pas eux-mêmes suffisants pour parler d’addiction, et ce au moins pour une raison simple, c’est que si nous disons «addiction» trop vite alors nous risquons d’arrêter de penser à ce qui se cache dessous, trop contents d’avoir mis la main sur «le problème». Et c’est dommage car il y a des questions très intéressantes dans cette direction, qu’il convient de creuser avant de les dissimuler sous le tapis. Quelles seraient- elles ?
Par exemple, être assigné à une place récurrente, ou non-choisie, dans la sexualité ou bien toujours occuper la même fonction dans le fantasme, sans pouvoir en exercer aucune autre ni procéder à aucune manœuvre pour jouir d’une autre liberté dans le sexe, voilà des effets de contrainte qui ne relèvent pas nécessairement de l’addiction et qui peuvent pourtant faire souffrir. Mais attention, ceci n’est à pas traduire en langage Grindr, qui ne paraît pas en mesure de penser les places et les fonctions dans la sexualité autrement qu’en terme d’actif/passif, pour dire pénétrant/pénétré. Avoir une place ou occuper une fonction dans la sexualité est plus subtil, il ne s’agit pas de place au sens du Kamasutra.
Autre exemple, ne pas pouvoir s’empêcher de baiser, dans telle ou telle situation pour répondre à tel ou tel type d’événement, illustre bien une forme de compulsion mais celle-ci ne suffit pas à faire une addiction. Néanmoins, c’est bien là une source de possibles difficultés qu’il faut prendre très au sérieux. Il en va des déterminants plus ou moins conscients et inconscients qui président pour chacun aux possibles et aux impossibles de la sexualité. S’il y a parfois de la contrainte ou de la compulsion, c’est du désir et de l’expérience vécue qu’il faut les rapprocher. Ce ne sont pas des «maladies», mais la sexualité humaine.
Tout cela pour dire que les soucis rencontrés dans la vie sexuelle n’ont pas forcément besoin d’être épinglés sous une étiquette comme celle d’addiction pour qu’il soit possible de s’y intéresser, c’est même souvent le contraire. La vie sexuelle est une chose très complexe, source de nombreux aléas qu’il vaut mieux aborder tels qu’ils sont, même si nous n’y comprenons pas grand chose d’emblée, sans les emballer trop vite dans des certitudes ou des savoirs conceptuels trop pratiques pour être honnêtes.
Cette notion d’addiction sexuelle a cependant le mérite d’attirer notre attention sur l’importance non pas de la quantité mais de la qualité de l’activité sexuelle. C’est bien ce qui se joue subjectivement parlant qui compte, en-dehors de toute quantification économique ou marchande. Même sous les promesses ou les espoirs d’une boulimie sexuelle identitairement revendiquée, les gays n’en sont pas moins sujets, sujets du roi Gay peut-être, mais sujets tout de même.
Mais la question de l’addiction nous ouvre aussi à la question de la jouissance. Grindr s’adresse aux gays, et la sexualité des gays n’est pas sans être liée, historiquement, symboliquement, affectivement et inconsciemment, avec l’épidémie de sida. Ceci prend ses racines dans les années 1980, et continue de se renforcer encore et toujours, à mesure que le taux de séropositivité continue d’augmenter dans la communauté gay, contre toute attente, contre tous les pronostics qui pouvaient être faits il y a encore quinze ans. De cette épidémie, la jouissance demeure le non-dit le plus important et le plus tenace aujourd’hui. Secrète, diabolique ou politique, elle est autant espérée que crainte, quand elle n’est pas tout simplement remise à l’ombre comme si elle pouvait être oubliée. Pourtant Grindr avec ce que nous apercevons de cette tentative de fabriquer du sexe débarrassé de la sexualité en est un signe actuel. Tenter d’extraire le sexe des encombrements relationnels favorise l’isolation de la jouissance.
Et la jouissance dans tout ça ?3
À rendre au sexe cette supposée liberté perdue, ou vouloir lui offrir ce territoire de liberté moderne supplémentaire, le sexe se retrouve dépourvu de ses apparats, qui certes peuvent encombrer entre mascarade et complexe, mais qui organisent et régulent la jouissance. Quand elle n’est pas soutenue ou aménagée par l’érotisme, le fantasme, le relationnel de la sexualité, ou quelque autre trame que se soit, la jouissance vagabonde, agite, s’écoule, traverse et foudroie. Libre à chacun, comme il le peut, de s’y risquer avec ou sans précautions, avec ou sans les moyens de la supporter, pour répondre au désir ou à un impératif identitaire. Personne ne peut ni dire ni juger ce qu’il convient de faire ou d’éviter à ce propos. Mais personne ne peut éviter de considérer que la volonté n’est pas le désir, que la jouissance n’est pas le plaisir et que, contrairement à ce que beaucoup voudraient encore croire, la sexualité est bien plus traversée par la jouissance et le désir que par la volonté et le plaisir.
Il n’y a pas si longtemps, la communauté gay a eu un premier grand rendez-vous tonitruant avec la question de la jouissance, dans le champ de la lutte contre le sida, c’est le moment où les polémiques autour du bareback ont fleuri, au tournant des années 2000 pour le dire vite. Tout le monde ou presque s’accorde aujourd’hui à dire que cette rupture dans l’histoire de l’épidémie chez les gays a été largement ratée, et de tous les points de vue en jeu. Les conséquences restent encore difficiles à évaluer, même si certains mouvements actuels paraissent en être des échos ou des ricochets. Depuis, pas question d’aborder ce dossier brûlant sans risquer le bannissement éternel, ce qui ne facilite pas la vie des séronégatifs, ni celle des séropositifs. Cela ne facilite pas non plus que les dimensions psychologiques ou psychiques soient prises en considération sérieusement. Il y a pourtant beaucoup à dire, le travail ne manque pas.
Depuis le bareback, d’autres événements ou phénomènes se sont produits et se produisent encore, qui portent la jouissance en leur cœur. Malheureusement, elle n’est pas pensée par les associations ou Monsieur Gay Tout Le Monde, sauf selon l’une ou l’autre de ses figures les plus courantes, à savoir sous les traits du risque ou ceux de la menace, jamais pour ce qu’elle est : sans forme, indicible, déroutante, insaisissable. C’est
d’ailleurs dans cette veine que la réduction des risques (RDR) appliquée au sexe rate l’essentiel de ce à quoi elle s’intéresse à force de l’ignorer, tout en emplissant son discours de foutre comme la promesse d’un plaisir sexuel reconsidéré à sa valeur, comme si la jouissance avait un visage et que jouer avec le sperme en signait le retour4. Elle ne se confond pourtant pas avec l’orgasme et ses sécrétions. Et comme à chaque fois qu’elle est maladroitement refoulée, elle nous revient depuis un autre lieu, avec plus d’énergie encore. Et ce n’est pas Grindr qui apportera ni solution ni problème nouveaux sur ce point.
Désormais, nous faisons face à une émergence violente, et même ultra-violente, de la jouissance dans la communauté gay par la voie de la consommation des drogues dans un contexte sexuel. Ceci concerne tout à fait l’épidémie de sida chez les gays, même si ces « comportements » ne concernent pas la majorité des gays, surtout s’ils ne concernent qu’une minorité de gays, car ceux-ci sont représentatifs comme témoignant de quelque chose qui les dépasse. Et là Grindr, en donnant corps à ce projet de libération fictive de la jouissance sous couvert de maîtrise des contacts et des rencontres, participe bien malgré lui à cette actualité si délicate.
Sexe gay, drogues et VIH5
Depuis quelques temps, nous rencontrons (dans les cabinets de « psy », dans les services hospitaliers) des dépendances graves au GHB, des consommations de
méphédrone6 aux conséquences lourdes, le développement de la pratique d’injections,
l’exploration sans fin des limites corporelles et psychiques… Ces réalités fracassantes se conjuguent avec une jouissance excessive, de celle qui n’a pas de bornes, de celle qu’on ne parvient pas à dire avec des mots ! Elle doit pourtant être entendue, malgré tout. Car elle n’est pas un but en soi, pas plus un moyen d’exister. La jouissance, ici, commande, pour le meilleur et pour le pire, sans distinctions, celui qui s’y propose ou celui à qui elle s’impose. Elle peut même être capable d’ignorer le désir, emportant loin des repères habituels et des envies librement consenties.
Mais quel rapport avec le sida ? Quel rapport avec Grindr ? Il est simple, invérifiable scientifiquement parlant, mais ceci semble se confirmer : la plupart des gays qui se sont rencontrés, ceux qui vivent ces situations de consommation de drogues les plus douloureuses, sont le plus souvent séropositifs au VIH, parfois au VHC aussi. La plupart de gays concernés se contactent, se rencontrent via les réseaux sociaux, via Grindr, etc. Attention, il n’y a pas de lien de cause à effets entre le VIH comme facteur de risque et la consommation de drogues et ses éventuels excès. Le lien réside dans les histoires, d’abord subjectives, que ceux qui les vivent veulent bien raconter. Mais pour faire entendre une histoire, quelques SMS ou un profil sur Grindr, c’est un peu court. Ici, l’évitement du relationnel de la sexualité fait peser très directement sur les épaules de certains une responsabilité que d’autres ne veulent pas porter. Une nouvelle fois, ce sont les séropositifs tels qu’ils sont connus, imaginés ou fantasmés, qui se trouvent désignés comme les facteurs, preuves et responsables du risque de contamination dans la sexualité des gays en général. À quoi juger cela ? À la place qui leur est faite, donnée et assignée dans l’imaginaire communautaire. Chacun peut en apprécier le contenu à n’importe quelle place où il se trouve, gay ou pas d’ailleurs.
Soutenons ce point de vue : il n’y a jamais eu autant de séropositifs (18%-20%, chez les gays à Paris) et le vécu de la sérophobie dans la vie sexuelle et affective semble n’avoir jamais été aussi dur à supporter. Dans le même temps, les peurs irrationnelles et les comportements de rejet ou d’ignorance volontaire se maintiennent, a contrario des données scientifiques actualisées. Plus encore, alors que l’offre en matière de plaisirs augmentés par l’entremise des produits psychoactifs n’a jamais été aussi forte chez les gays, ceux-ci n’ont jamais été aussi peu compétents en matière de drogues. Plus généralement, il n’y a jamais eu autant de risques pris, dans une presque égalité de pratique. Une question s’impose : est-ce seulement de la surenchère ou bien cela raconte- t-il autre chose ?
L’imaginaire du sida n’a donc pas disparu, bien au contraire. Il est un moteur à la liquidation de la violence, aux confins des plaisirs, quand ceux-ci fleurtent avec la haine et la destruction. Car parler de tout cela, c’est parler de choses désagréables que la plupart ne veulent pas entendre. C’est sans doute parler de l’horreur de la séropositivité quand elle est rejetée. Parler de tout cela, c’est parler des besoins de certains de doper chimiquement la sexualité, pour renouveler des envies sexuelles évanouies, pour ressusciter des érotismes éculés. C’est aussi parler de l’identité gay et de ses rapports à la jouissance, que personne n’ose affronter, pour ne se fâcher avec personne, pour ne pas se mettre à dos une soi-disant communauté qui demande encore à être repérée pour savoir où et comment elle existe.
Grindr et la prévention
Sans surprises, nous poursuivons donc, après le sida, sur la «prévention». Car Grindr, comme d’autres domaines virtuels, est désormais dans l’œil du cyclone du discours de prévention qui, telle une girouette, s’est mis à considérer preuve scientifique à l’appui, que ce genre d’application favorise les prises de risques sexuels, que Grindr joue le jeu de la syphilis7 ou du sida8, par exemple. Alors oui, des chercheurs américains ont démontré que la Craigslist contribue9, par les rencontres sexuelles qu’elle permet, à la hausse des contaminations d’infections sexuellement transmissibles. N’est-ce pas un peu rapide ?
Il y a une chose que ces recherches soulignent, c’est que les modalités de rencontre que ces moyens modernes permettent sont plus susceptibles que d’autres de ne pas garantir un bon niveau de prévention. Se rencontrer par l’intermédiaire d’un smartphone ou d’internet offre de passer outre le tissu communautaire ou identitaire, c’est un fait : hors des quartiers, hors des bars, etc. Ce n’est pas a priori un problème si c’est plus de liberté subjective. Mais si c’est profiter d’un éloignement encore plus grand avec le discours de prévention et ses supports dans le « milieu » (informations, préservatifs, gel, etc.), alors ce supplément de liberté est à discuter. Ceci interroge au passage l’intérêt des perspectives communautaires des messages de prévention, quand nous savons combien les communautés ont tellement modifié leur existence matérielle.
Mais ce n’est pas une chose nouvelle que de constater que le non-dit ou le silence s’imposent quand la parole s’approche d’un peu trop près des choses du sexe, et c’est bien toute la difficulté que le discours de prévention rencontre depuis plus de trente ans : comme tenir une parole sur une chose qui se doit d’être normalement tue ? Grindr n’aggrave pas nécessairement la situation, qui ne l’a pas attendue pour s’aggraver d’elle- même. Ces interrogations issues de la santé publique encouragent aujourd’hui des diffusions de messages de prévention ou des contributions un peu forcées de la part de la société gérante de Grindr dans la lutte contre le sida10. Est-ce bien intéressant ? Et qu’est- ce que cela cache ?
Qu’est ce que Grindr y peut ? Que peut-il de plus ou de mieux pour le discours de prévention qui a déjà connu tant de transformations ? En trente ans, nous pouvons repérer très grossièrement les nuances suivantes :
- J’ai envie que tu vive11
- Je me protège, je te protège.12
- Si tu baises sans capote, mets au moins du gel.13
- Prends tes pilules qui te protègent et sois «indétectable» s’il te plaît.14
- Prends tes pilules qui te protègent pour prendre des risques, parce que tu le vaux 15
Ces modifications de langage illustrent bien les déplacements et les fractures que le sida a réalisé, et qu’il continue de réaliser quand il ne cesse pas de diviser, encore aujourd’hui. Ce qui change le plus, à première vue, ce sont les places des uns et des autres, la place des séropositifs et celle des séronégatifs. Les premiers ont été aimés avant d’être sommés de se plier aux exigences médicales et communautaires, les seconds ont aimé et voudraient simplement continuer de baiser sans avoir à trop se soucier, mais de quoi donc ? Du sida ou bien de la sexualité, tellement contrariante, et par extension des séropositifs qui ajoutent une couche d’embarras à l’affaire ?
Le discours de prévention est passé de l’amour à l’obscénité, au nom du respect de la «subjectivité gay», dont tout le monde se gargarise ces derniers temps. Il divise les
«contaminés» et les «pas-encore contaminés», tout en étant persuadé de s’adresser aux
«séropositifs» et aux «séronégatifs». Nous savons pourtant bien ce que cette épidémie nous a forcé d’apprendre. Un, la prévention n’est pas un exercice de diffusion d’information. Deux, la santé n’est toujours pas un objet de communication, même si tous les professionnels de la profession s’efforcent de s’en convaincre. Et trois, le sexe n’est toujours pas un bien de consommation. Quatre, la sexualité ne relève pas d’un comportement, mais bien plutôt d’un acte. Alors pour une fois, relisons Foucault et la question des discours dont tout le monde se remplit la bouche d’ordinaire, mais lisons-le vraiment. Et soumettons à la question le discours de prévention, qui comme discours est une structure qui héberge la parole qu’il contraint et rend possible tout en même temps. Un discours étatique et industriel, qui plus est.
À quoi doit-on cela ? Nous le devons au fait largement imperceptible que lorsque les contaminations ne diminuent pas, alors la prévention croit en son échec. Et c’est bien ce qui se dit d’ailleurs à son égard, très vite. Avec près de 20% de séropositivité au VIH chez les gays, la critique et le jugement peuvent être aussi rapides qu’incontestables, sauf que… Du fait même que le discours de prévention vise la sexualité, rien de ce qu’il parvient à faire ou à ne pas faire ne peut être abordé comme un produit ou un résultat évaluable. Sauf que, bien sûr, la santé publique n’a pas résisté à intégrer l’efficacité comme paramètre, la prévention du sida en a fait de même sans trop s’en rendre compte, même si certains de ses fidèles représentants s’en sont fait un motif d’expertise et de plaisir non dissimulés. Mais la santé publique, patronne de la prévention, confond l’histoire physiologique et l’histoire psychique du virus et de l’épidémie.
Du Marais à la place Grève
Faut-il alors virer Grindr du divan pour le conduire à l’échafaud ? S’il n’honore pas les promesses qu’il fait tenir à ceux qui l’emploient, s’il contribue à la dilution présente de la parole et à l’évitement des aléas relationnels de la sexualité, s’il joue le jeu des épidémies, pourquoi le laisser sévir en toute impunité ? Et bien peut-être parce que c’est une invention très humaine, que d’essayer de se faciliter la tâche et d’optimiser ses gains de plaisir tout en évitant de voir sur quelles impasses nous essayons de passer en les survolant, comme souvent pour ne pas dire comme d’habitude. Parce qu’il y a toujours moyen de parler, vraiment, pour dire quelque chose, effectivement.
Faut-il alors conduire en place de Grève le roi Gay pour le raccourcir ? Voilà une tâche plus intéressante, ma foi. Le roi Gay incarne la souveraineté de l’identité sur ceux qui s’y reconnaissent d’y être épinglés. C’est pourtant une force, sans précédent, pour nombre d’homosexuels, que de pouvoir se construire par ce vecteur identitaire. Mais l’identité ne rend pas compte dans toutes leurs vérités des identifications qui la fondent. Cet amalgame est ennuyeux s’il ne laisse pas davantage ce qui le construit continuer de se mouvoir sans trop de contraintes, vers de nouvelles créations. Grindr de ce point de vue est over gay, un miroir qui ne laisse même pas se refléter l’image de celui qui s’y mire, pour lui en imposer une autre qu’il risque de prendre pour la sienne.
Pour conclure, c’est déjà la fin, que disons-nous ? Grindr est bien une affaire moderne, mais qui ne révolutionne pas le sexe. Mieux, cette application révèle sous une nouvelle lumière ce qui existe ici et là de difficulté dans la sexualité. Vouloir la simplifier à tout prix, c’est prendre le risque de la perdre en route ou de s’égarer soi-même dedans. La sexualité c’est compliqué, mais cela n’empêche pas ni d’aimer ni de baiser. La sexualité est une histoire d’amour en soi.