L’expérience queer et l’inquiétant (2010)

L’expérience queer et l’inquiétant (2010)
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L’expérience queer et l’inquiétant

Recherches en Psychanalysen°10, 2010/2, p. 242-250.

Résumé :

L’insulte queer désigne celui ou celle dont l’identité sexuelle est vécue comme étrange par un autre. L’étrangeté rencontrée favorise le surgissement de l’inquiétant et de l’angoisse liée. Ainsi « l’expérience queer » peut se lire avec l’inquiétant développé par Sigmund Freud comme le signe du retour d’un conflit psychique anciennement traité, dont le renouvellement dans le présent fait vaciller les solutions, les traitements, les théories infantiles, institués pour défendre le moi contre un conflit historique, par exemple celui lié à la différence sexuelle.

 

 

Abstract :

The call someone a “queer” means to designate a person whose sexual or gender identity is experienced as strange by an other. This encounter with strangeness often leads to the feelings of the uncanny, of anxiety linked to the repressed. In this way, the “queer experience” can be read through Freud’s notion of “the uncanny”, as a sign of the return of previous psychic conflict, the reactualization of which may lead to a faltering of the solutions, handlings and infantile theories which had been instituted in order to defend the ego against a historical conflict, for example one connected to sexual difference.

Le mot anglais queer désigne ce qui est bizarre, sexuellement étrange. Cette signification est historiquement liée à l’injure « Queer », que nous pouvons rapprocher en français des insultes telles que « Pédé », ou bien « Gouine ». Ce qui est désigné par ce terme recouvre aujourd’hui un large champ de significations s’étirant depuis les féminismes, jusqu’aux Gender Theory, en passant par les Lesbian & Gay studies.1 Dans un mouvement de retournement de l’insulte, queer désigne désormais les personnes qui se réclament de l’avoir adoptée comme identité, dans une similitude des reprises telles que « Black » ou « Négro ». Ce que nous nommons « l’expérience queer » dans le prolongement de ces versions traduit la rencontre avec l’étrangeté du sexuel, telle que l’identité sexuelle de certaines et de certains se donne à voir, parfois difficile à désigner, à nommer par un autre, laissant place à un éprouvé d’étrangeté, puis d’inquiétant. Les figures sexuelles convoquées par ce signifiant

queer interpellent la psychanalyse et nous invitent à questionner les processus psychiques à l’œuvre. Selon notre hypothèse, le queer, en tant qu’il actualise en substance le sexuel, relève de la psychosexualité humaine, du sexuel au sens psychanalytique. Dans son usage originel comme insulte, il vient recouvrir une impossible identification de l’autre avec les signifiants homme ou femme, tel un produit de comblement ou de substitution à l’endroit d’un trouble insupportable, bouchon fabriqué par « l’expérience queer » elle-même. Cette rencontre avec l’étrangeté chez l’autre, fait vaciller le sujet au point que sont produits toutes sortes de symptômes, allant de la crainte à l’amusement nerveux, en passant par la régurgitation de haine, jusqu’au crime de sang. Ces effets visibles, aux conséquences parfois violentes ne sont pas que la manifestation d’une incompré- hension sociale ou politique des vies rencontrées. Ce sont à proprement parler des symptômes dans la mesure où ces phénomènes traduisent la tension interne et débordante, issue d’un conflit intrapsychique qui mérite notre attention, pour ce qu’il révèle d’une actualisation de la clinique de l’inquiétant, depuis la question du double, jusqu’à l’angoisse de castration. Nous souhaitons réaliser cette étude par le commentaire du texte de Sigmund Freud à propos de l’Unheimliche. Ceci nous permet de dégager une communauté de processus psychiques rendant compte des mouvements d’investissements et de défenses à l’œuvre dans la rencontre avec l’étrangeté du sexuel chez l’autre, et en son propre. Les visées de cohérence et de stabilité des identités sexuelles sont alors questionnées à la faveur du contenu de l’expérience de la différence sexuelle, dont le retour éclairé de l’inquiétant nous encourage à suivre la trace dans les développements théoriques queer quand elles convoquent l’abject et la psychanalyse, et d’en apprécier l’usage.

Das Unheimliche2 est le titre d’un article que Sigmund Freud consacre à l’inquiétant en 1919. Cette notion se présente comme complexe, polysémique. Ses modulations s’explorent sous l’ombre de l’ambivalence et de la contradiction, quand celle-ci opère depuis la proximité, à la limite de la confusion entre un sens et son contraire. Si bien que la difficulté à approcher ce qui ne peut pas se résumer ni fonctionner tout à fait comme concept, mime les processus psychiques que la clinique et l’élaboration théorique tentent d’écrire ou de décrire à son propos. Le titre tout d’abord. La traduction française inaugurée par Marie Bonaparte,

« l’inquiétante étrangeté », continue d’en assurer le repère le plus connu dans la bibliographie freudienne, mais l’article de 1919 est aujourd’hui intitulé « l’inquiétant », dans les Œuvres complètes. Le retrait du terme étrangeté vise selon les traducteurs à remettre la notion à sa juste place par rapport à l’inquiétant, c’est-à-dire que si l’étrangeté est suggérée, latente à l’inquiétant, le prolonge- ment du qualificatif proposée par Marie Bonaparte en anticipe les ressorts et devance, selon notre lecture, la consistance de l’inquiétant qui se suffit dès lors à lui-même, pour être approché. L’inquiétant, avant d’être un article publié en 1919, après plusieurs années d’élaboration, est déjà présent dans le texte sur l’homme aux rats3, en 1909. Le patient évoque à propos de désir sexuel et de fantasme ceci :

Il y avait des personnes, des bonnes, qui me plaisaient beaucoup et que je désirais violemment voir nues. Toutefois, j’avais, en éprouvant ces désirs, un sentiment d’[Unheimliche], comme s’il devait arriver quelque chose si je pensais cela et comme si je devais tout faire pour l’empêcher.

L’emploi du terme par le patient diffère de ce que Sigmund Freud va en déployer par la suite. Cependant, nous pouvons noter son articulation avec la manifestation d’un trouble perceptible des limites du moi vis-à-vis du reste du monde, dont les effets peuvent être craints.

Das Unheimliche est un mot courant, qui renvoie à tout ce qui est contraire au familier, désigné par l’heimlich. Au cours de son étude des termes, Sigmund Freud expose :

Ce qui ressort pour nous de plus intéressant de cette longue citation, c’est que, parmi les multiples nuances de sa signification, le petit mot heimlich en présente également une où il coïncide avec son opposé unheimlich. Ce qui est heimlich devient alors unheimlich, […]. Das Unheimliche ne serait usité qu’en tant qu’opposé à la première signification, mais non à la seconde.4

Puis, il conclut ce premier mouvement de l’article :

Heimlich est donc un mot qui développe sa signification en direction d’une ambivalence, jusqu’à finir par coïncider avec son opposé unheimlich. Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich.5

Le double, le reflet et le renversement dans le contraire sont ici présents dans ce qui retient son attention avant de développer diverses considérations sur les processus psychiques, nous allons y revenir. Le dictionnaire Larousse français-allemand donne pour unheimlich la définition suivante : « étrange et inquiétant, qui donne le frisson ». Mis à part le retour de l’association de la racine étrange et du mot inquiétant, cette proposition nous rapproche de celle de Sigmund Freud quand il retient pour la traduction française les termes suivants : inquiétant, sinistre, lugubre, mal à son aise. Il s’appuie également sur les versions arabe et hébraïque pour lesquelles unheimlich « coïncide avec démoniaque : qui fait frémir ».6

Explorant les différentes manifestations de l’inquiétant pour en saisir les contextes, les motifs et les nuances, Sigmund Freud articule tour à tour son argument en traversant, pas à pas, différents thèmes. Nous trouvons en premier lieu le phénomène qui consiste à prêter vie à une chose inanimée, les poupées de petites filles et les Contes d’Hoffmann sont à ce titre mis à contribution, renforcés par la dimension du magique que Sigmund Freud prête à la démarche du poète. Ainsi la figure du double, entendue comme nécessité narcissique en référence aux travaux d’Otto Rank, est également liée à la possibilité de son retour et de l’effroyable qu’elle suscite alors. Ceci appuie pour Sigmund Freud que l’inquiétant quand il surgit est en rapport avec le retour, à l’occasion d’une répétition, d’un élément ou même d’une phase ancienne du développement narcissique indispensable à la délimitation du moi vis-à-vis du reste du monde. Il poursuit ensuite et précise cette phase narcissique en l’associant à l’animisme, en référence au temps où le moi se différencie et se structure par les traits d’esprits ou qualités qu’il offre au-dehors, pour protéger et définir le dedans.

Le double était à l’origine une assurance contre la disparition du moi, un « démenti énergique de la puissance de la mort » (O. Rank), et l’âme « immortelle » fut vraisemblablement le premier double du corps.7

Dans cette voie, Sigmund Freud estime que l’impression de l’inquiétant est à mettre en relation avec :

[…] le retour à telle ou telle phase de l’histoire de développement du sentiment du moi, d’une régression à des époques où le moi ne s’était pas encore rigoureusement délimité […].

Il amène ensuite un autre élément :

Le facteur de la répétition de ce qui est de même nature ne sera peut-être pas reconnu par tout un chacun comme source du sentiment d’inquiétant.8

Nous pouvons lire ici distinctement la rencontre avec le « même » qui peut, bien que cela ne soit pas automatique, être « reconnu » comme

« source du sentiment d’inquiétant ». Ceci suggère la rencontre avec un élément capable de suggérer le double dans un moment qui fait de cette expérience de rencontre une répétition, une réactualisation d’un élément anciennement métabolisé ou traité au profit de la constitution du moi. Le caractère répétitif est ensuite précisé comme non-intentionnel, qui ainsi « rend inquiétant ce qui sinon serait anodin et qui nous impose l’idée du néfaste, de l’inéluctable, […] ».9 Ceci porte au-delà du seul reflet la rencontre du même, du semblable.

En référence à l’animisme, Sigmund Freud évoque ensuite :

[…] le narcissisme illimité de cette période de l’évolution contre l’objection

irrécusable de la réalité. Il semble qu’au cours de notre développement individuel nous ayons tous traversé une phase correspondant à cet animisme des primitifs, qu’elle ne se soit déroulée chez aucun d’entre nous sans laisser des restes et des traces encore capables de s’exprimer, et que tout ce qui nous paraît aujourd’hui “inquiétant” remplisse la condition qui est de toucher à ces restes d’une activité d’âme animiste et de les inciter à s’exprimer.10

Peu à peu se dessine la plasticité de l’inquiétant, depuis son origine, jusque dans ses manifes- tations ; quelques conclusions apparaissent.

[…] un effet inquiétant se produit souvent aisément quand la frontière entre fantaisie et réalité effective est effacée, quand s’offre à nous de façon réelle quelque chose que nous avions jusque-là tenu pour fantastique, […].11

Il s’agit du refoulement effectif d’un contenu et du retour du refoulé, non de la suppression de la croyance en la réalité de ce contenu.

[…] l’inquiétant dans l’expérience de vie se produit lorsque des complexes infantiles refoulés sont ramenés à la vie par une impression, ou lorsque des convictions primitives surmontées paraissent de nouveau confirmées.12

La réalité, par ce qu’elle offre de possibilité à l’Imaginaire, s’avance comme la surface du déclenchement renouvelé d’une ancienne rencontre, expérience dont les efforts d’évite- ment, de refoulement, de substitution se voient remis en jeu sans crier gare.

L’expérience que nous qualifions de queer, dans la scène de l’interpellation par l’insulte originelle dont la reprise par l’insulté fonde conceptuelle- ment le mouvement théorique et identitaire queer, doit être observée depuis les deux pôles en présence, pour l’un et l’autre des êtres parlants concernés. Notre lecture de l’inquiétant nous permet de penser à l’effet d’étrangeté provoquée par la rencontre dans la réalité avec un autre non-définissable sur le plan de l’identité sexuelle socialement normée ou genrée, et la possibilité d’un retour du conflit infantile de la différence sexuelle et de ses créations théoriques passées. L’expérience psychanalytique tend à constater et explorer l’étendue de ce qui depuis la différence sexuelle, jusqu’à l’angoisse de castration, en passant par la différence des sexes, maintient de tension et d’appréhension pour le sujet d’avoir à être situé et de se situer lui-même et donc les autres, dans le paysage sexuel. Il est aisé d’interpréter le geste de l’insulte à l’endroit du queer ainsi nommé, comme la marque d’une défense contre l’inquiétant éprouvé par l’angoisse qui l’accompagne d’avoir été dégagé d’un refoulement anciennement établi, précaire suture devenue inefficace le temps d’une rencontre fortuite aux allures de répétition.

L’une des « convictions » ainsi remise en jeu par

« l’expérience queer », est possiblement celle de la différence des sexes ; c’est que la différence des sexes ne pré-existe pas aux sexes dont elle établit un rapport, au contraire de la différence sexuelle. La variabilité des sexes impose que ce qui se donne à voir, la différence anatomique des sexes, puisse s’accorder avec la réalité perçue avec l’expérience singulière du sujet. L’expérience clinique nous apprend que la différence des sexes est établie pour circonscrire un impossible en recouvrant les motifs inquiétants de l’expérience. Si nous ne perdons pas de vue que cette création tend à être conservé pour ses vertus de stabilisation du psychisme, il est aisé de saisir à la fois le vacillement que peut produire l’expérience propice au sentiment d’inquiétant, et la nécessité de le réduire.

L’insulte originelle reprise et érigée au rang d’identité, se constitue d’être d’abord le retour d’un contenu conflictuel, fantastique, menaçant. Le retour précède la reprise. Cette dernière s’inscrit dans un ricochet de contenu conflictuel et angoissant, ignoré par le premier assiégé par son retour dans l’inquiétant. L’insulté reprend volontairement ce qu’il reçoit, se l’approprie. En d’autres termes, l’opération d’enfouissement et d’oubli par le refoulement se trouve presque diamétralement retournée à l’instant de l’expérience de la rencontre, puis illustrée dans son contraire dans les opérations d’adhésion au signifiant et de son élection identitaire. Ceci interroge radicalement la structure des fonde- ments de l’identité comme unité subjective, dont on rencontre désormais des substrats en terme de subjectivité ainsi que David Halperin propose avec la « subjectivité gay ». Reste à questionner le devenir du contenu conflictuel refoulé, du signifié, pour savoir si la reprise de l’insulte, par l’emploi du signifiant, nous indique quelque chose sur son sort.

Si le contenu de l’un active la nomination de l’autre, nous pouvons nous poser la question de savoir si l’un et l’autre n’ont finalement pas à faire avec le même contenu: ce qui est mis au- dehors par l’insulte ou l’inscription identitaire subit dans les deux cas le même sort : être maintenu par-delà les limites du moi ainsi défendu. Bien que diamétralement opposées dans une lecture linéaire et chronologique, depuis le retour du refoulé sous les traits de l’inquiétant, jusqu’à la revendication identitaire, ces deux options subjectives procèdent de mouvements d’identification, d’introjection et de projection qui semblent parallèles, là où en terme d’identité le premier rejette ce que l’autre adopte.13 Dans la scène de l’insulte, le premier reconnaît en lui ce queer renouvelé, le rejette au-dehors par son acte de langage, tandis que le second le reconnaît lui aussi et se l’attribue comme représentant de soi: tous deux aux services de la défense du moi.

Voyons ce qui peut nous intéresser de relever du côté de deux théoriciens des questions identitaires, qui font référence dans les queer studies et gender studies, chez qui nous trouvons la question du retour d’un contenu rejeté, dans deux versions distinctes inspirées des conceptions psychanalytiques. Dans son introduction à Ces corps qui comptent, Judith Butler fait référence à la notion d’abject, qu’elle met en lien avec la forclusion :

L’abjection signifie littéralement jeter dehors, jeter au loin. […] Ce rejet fait écho à la notion psychanalytique de Verwerfung, laquelle implique une forclusion qui fonde le sujet et définit par conséquent cette fondation comme fragile. […] Ainsi ce qui est forclos ou répudié […] est précisément

 

ce qui ne peut pénétrer à nouveau […] sans produire un risque de psychose, c’est-à-dire de dissolution du sujet lui-même.14

L’auteure propose ici un rapprochement entre le phénomène du rejet au-dehors du psychisme avec le risque majeur de son retour depuis le lieu de son rejet et de la crise possible que cela peut provoquer, avec l’exclusion sociale aux marges des minorités sexuelles alors comprises par analogie comme le contenu rejeté, comme l’abject, dont elle mentionne la conception de Julia Kristeva en précisant qu’elle n’a pas encore emprunté cette voie.

Judith Butler expose que le symbole rejeté « hors de » pour fonder le réel doit bien avoir été d’abord reconnu comme tel préalablement. Une confusion semble s’intro-duire ici que le texte de Jacques Lacan en réponse au commentaire de Jean Hyppolite illustre. Jacques Lacan revient sur l’utilisation de Verwerfung par Sigmund Freud à propos d’un mécanisme de défense dont ce dernier constate qu’il n’est pas le refoulement :

Il ne s’agit pas, nous dit-il, d’un refoulement (Verdrängung), car le refoulement ne peut être distingué du retour du refoulé par où ce dont le sujet ne peut parler, il le crie par tous les pores de son être. Ce sujet, nous dit Freud, de la castration ne voulait rien savoir au sens du refoulement, er von nichts wissen wolte im Sinne der Verdrängung. Et pour désigner ce processus, il emploie le terme de Verwerfung, pour lequel nous proposerons à tout prendre le terme de « retranchement ».15

Dans le cas de la Verwerfung, il n’y a pas de retour au sens du retour du refoulé qui fait « retour de l’intérieur », comme étant partie de l’inconscient du sujet. Le « rejeté » n’advient pas au Symbolique et demeure au Réel, comme constituant, pas comme produit du rejet. Ce qui n’est pas symbolisé au sens de la symbolisation primordiale (Bejahung) n’advient pas au symbolique. Le sujet, de ce rejeté, ne peut rien en savoir au sens du refoulement car pour cela il « faudrait que cela fût venu de quelque façon au jour de la symbolisation primordiale. » Il poursuit :

Mais encore une fois qu’en advient-il ? Ce qu’il en advient, vous pouvez le voir : ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel […]constitue le réel en tant qu’il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation.

Ainsi lorsque Judith Butler évoque la forclusion comme produisant le réel de l’invivable et de l’abject, on peut s’interroger s’il ne s’agit pas davantage du refoulement comme processus de rejet et non de la forclusion.

Ce qui nous intéresse ici, c’est le mouvement de retour, sur le mode du refoulement, que nous pouvons juxtaposer avec le retour précédem- ment illustré avec l’inquiétant. Par contre, l’application à la question sociale nous semble plus délicate, car elle revient à questionner la structure psychique du collectif à partir de considérations individuelles. Cette mise en évidence d’éléments identifiables, structurelle- ment repérables ou lisibles, s’inscrit bien évidemment dans le travail de Judith Butler quand elle étudie les possibilités de repenser l’identité à la lumière des processus de construction et de dé-construction qui la conditionnent, qu’ils soient visibles ou invisibles. Dans cette voie, cet extrait met en évidence le souci donné à ce qui fait signe comme caractère identitaire ; nous interrogeons : à la limite de ce qui fait signe comme symptôme.

Nous trouvons également une référence psychanalytique à l’abject chez David Halperin, dans son essai intitulé What do Gay men want?16, où il s’appuie clairement sur les conceptions de Julia Kristeva. Cette fois l’abject est évoqué pour spécifier l’entre-deux de l’objet et du sujet d’où se fondent pour l’auteur le détournement quasi pervers du désir dans l’identification sexuelle marginale de ce qu’il définit comme « subjectivité gay », depuis le désir, jusqu’à ses constructions sociales et politiques. Cette fois, la dimension du retour est également présente à l’appui de l’abject, mais il est davantage question du retour dit pervers, qui n’est pas à entendre comme structure psychique mais plutôt dans son sens commun de retors. Le recours à l’abject par David

Halperin tend à désigner la matière intime dont le désir se fonde entre révélation et réprobation. Un point d’extension s’en dégage qui ouvre une surface où l’auteur assoit son développement d’une « subjectivité gay ». Ceci semble étendre la possibilité du signe identitaire à une consistance supplémentaire, révélée depuis l’ombre où elle est frappée d’abjection. Cette proposition n’est pas sans souligner une certaine prise en considération d’une dimension inconsciente contre quoi l’auteur nourrit une sévère critique, notamment à l’endroit des théories psychanalytiques. Il en reste que la « subjectivité gay » aurait à faire tenir pour le sujet cet affrontement éclairé mais radical avec sa reconnaissance de n’être autre qu’abject. L’identitaire recouvrirait ici en partie l’articulation du sujet avec ce qui l’anime au plus profond. Ce qui ne se pense pas mieux qu’avec les propositions de Julia Kristeva, psychanalyste qui écrit ceci, dès l’introduction de son ouvrage Pouvoirs de l’horreur, essai sur l’abjection :

Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable.17

Lorsque le sujet en est saisi, l’abjection n’a pas « réellement d’objet définissable », mettant en mouvement « l’impropre jusqu’à l’abjection de soi ».

S’il est vrai que l’abject sollicite et pulvérise à la fois le sujet, on comprend qu’il s’éprouve dans sa force maximale lorsque, las de ses vaines tentatives de le reconnaître hors de soi, le sujet trouve l’impossible en lui-même : lorsqu’il trouve que l’impossible, c’est son être même, découvrant qu’il n’est autre qu’abject.18

Dans l’une et l’autre de ces deux références aux conceptions psychanalytiques, nous retenons que toutes deux tentent de dégager par des processus structurels (ou de construction, en rapport avec la construction dite identitaire) ce que l’inquiétant nous révèle plus justement en termes de dynamique : à savoir que le contenu de ce qui fait problème au point d’être traité par les défenses moïques, n’est pas sans bénéficier d’un jugement d’attribution préalable, qui en fonde le caractère propre, et en détermine la possibilité du danger à l’occasion de son retour. Ce dernier point se retrouve dans l’article intitulé Polémique avec le Réel de Judith Butler, dans le recueil déjà cité. Elle y déploie ce partage du propre et de l’impropre et dégage son argumentation de l’application des éléments structurels de la forclusion dans la psychose, faisant valoir à notre avis une double élaboration attachée aux enjeux identitaires autant qu’à l’insaisissable des processus sous- jacents, quand elle conclut :

Le fait que le terme soit contestable ne signifie pas que nous ne devons pas en faire usage, mais la nécessité d’en user ne signifie pas non plus que nous ne devons pas interroger perpétuellement les exclusions sur lesquelles il repose, et le faire précisément afin d’apprendre comment vivre la contingence du signifiant politique dans une culture de contestation démocratique.19,20

Ces mots sont évocateurs d’un possible trajet du contenu susceptible de générer l’inquiétant dont nous avons parlé précédemment. Peut- être l’abjection en est-elle une déclinaison ou une illustration que nous pouvons concevoir aux côtés des poupées à qui l’on prête vie, de l’animisme, de la défense du moi vis-à-vis du monde, de la persistance des effets de la peur de la mort, que Sigmund Freud décrit comme des situations qu’il reconnaît comme porteuses de l’inquiétant. Par ailleurs, ces deux emplois de l’abject, au service de l’interprétation d’un mouvement d’exclusion et de rejet, nous amènent à envisager le point d’horreur, le point d’horreur en soi autour duquel ces trajectoires tournent sans tout à fait le définir, ou bien sous les traits d’une valeur ajoutée à la détermi- nation volontaire du sujet dans son effort de capture identitaire de lui-même. À ce propos, la dimension de l’abject élargit la perspective de l’exclusion, de la mise au-dehors, depuis la projection jusqu’à la forclusion, mais en prenant soin de ne pas délimiter trop vite une frontière, laissant diffuse la circonscription d’un point de Réel qu’elle dégage, et qu’aucune définition identitaire ne saurait traduire, ni en cerner les bords. L’abject est ici convoqué pour dire la mécanique du rejet en mouvement. Mais il ne peut pas traduire, dans l’usage qui en est produit pour Judith Butler et David Halperin, le retour de l’expérience bouleversante du passé sauf à emprunter à la psychose ses propriétés hallucinatoires, à la perversion ses propriétés transgressives. Ce retour se révèle autrement avec l’inquiétant plus prompt à faire résonner tous les éléments psychiques rencontrés au-delà des termes et potentialités de la dialectique identitaire qui risque toujours d’exclure les identifications et leurs soubassements inconscients, qui ne tardent jamais à faire retour.

À l’issue de ce cheminement, nous pouvons dégager quelques conclusions. Nous avons souligné l’évidence d’une relation entre l’identité et l’identification, notamment en éclairant quelques points de concurrence, de recouvrement et de complément entre l’identitaire et ce qui le sous-tend, mais qui ne s’y loge pas dans un rapport contenant, contenu. Pourtant, la lecture du signifiant iden- titaire comme signe et produit des processus qui le fondent, nous offre d’envisager que l’identité illustre ou fait peut-être signe de ce qui la constitue à la manière du symptôme, comme consensus de représentation du sujet et de diffusion de ce qui le meut. L’identité sexuelle ne dit pas tant sur le sexe de celui ou celle qui la dit, mais renseigne davantage sur ce que l’expérience du sexuel à généré comme aménagements de la sexuation du sujet. Mais alors que reste-t-il de la consistance de ce qui se présente précisément sous la marque de l’identité, entendue comme marqueur doué d’une fondation, d’une assise ? C’est qu’il ne s’agit pas uniquement du queer au sens identitaire, mais bien davantage d’une reprise de l’effet de retournement subjectif initié par le discours queer à l’endroit de l’insulte originelle, reprise qui prolonge le rejet qui la précède et nous renseigne comme nous venons de le voir sur les processus psychiques d’identification.

C’est dans cette voie que nous concevons que peut être rendu compte des enjeux inconscients des franchissements dont nous évoquions la présence dans la clinique au début, sous-jacents aux décloisonnements sémantiques et autres revendications politiques. Nous pouvons dire que

« l’expérience queer », en lien avec la construction identitaire qui en émerge, renouvelle l’intenable de l’identité sexuelle (on pourrait dire aussi de l’identité de genre) quand celle-ci prétend exprimer la vérité sexuelle du sujet qu’elle représente. Ainsi, le terme qui s’emploie, pour dire qui est, n’est jamais qu’un signifiant comme Jacques Lacan l’a traduit à propos de homme ou femme.

Cependant, qu’il ne soit plus possible ou justement rendu possible de ne pas s’en contenter, de ces signifiants-là, raconte sans doute une actualisation en substance, avons- nous dit, du sexuel, qui convoque le champ psychanalytique, pour entendre une vérité inconsciente qui s’y révèle. La rencontre clinique devrait dans le prolongement de ce que nous venons de parcourir, être éclairée par « l’expérience queer » en ce qu’elle se fonde d’être aussi une rencontre avec l’autre du sexuel, dans son étrangeté, au risque de l’inquiétant, pour le patient, pour le clinicien, pour l’analysant, pour l’analyste.