Saïd et les fantômes de l’Empire (radicalisation). De la ségrégation et ses rapports avec le démenti
Carnets de l’École de psychanalyse Sigmund Freud, n°105, 2017, p. 47-63.
Cet article a pour projet d’étudier le rapport entre le processus de ségrégation et celui du démenti dans l’avènement du fétiche (par temps de radicalisation). Nous partirons de l’étude d’une situation clinique que les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 a ramenés à notre souvenir. Saïd, descendant d’un « sujet » de l’Empire colonial français, fils et petit-fils de combattants français d’Algérie, vivait à la cité de la Muette : l’ancien camp de Drancy tristement célèbre depuis la Seconde Guerre mondiale. Les attentats perpétrés à Paris ces jours-là ont mis en ligne des lieux et des histoires au travers desquels résonnent la Shoah, la Guerre d’Algérie, le Djihadisme que nous pouvons lire avec Freud et ses propositions sur le démenti afin de saisir l’enjeu de Culture sous-jacent.
Mots clés :
radicalisation, ségrégation, démenti, forclusion, fétichisme, Seine Saint-Denis.
Abstract :
This article has plans to study the relationship between the processes of segregation and the denial of the advent of the fetish. We will start from the study of a clinical situation that the attacks on 7, 8 and 9 January 2015 brought to our remembrance . Said, descendant of a « subject » of the French colonial empire , son and grand-son of French fighters in Algeria , lived in the city of La Muette : former Drancy camp notorious since World War II. The attacks in Paris these days have online places and stories which resonate through the Holocaust, the War of Algeria, Jihadism we read Freud and his proposals on the denial to enter the Culture underlying issue.
Keys-words :
radicalization , segregation , denial, foreclosure, fetish, Seine Saint-Denis.
Introduction
Aux discriminations produites par les politiques publiques correspondent parfois des exclusions psychiques historiques. Certaines d’entre elles sont liées aux démentis hérités des générations passées qui reparaissent chez d’autres comme une vérité fait retour, avec l’éclat du passage à l’acte. Les exclusions psychiques et sociales, qui nous intéressent ici, ne sont pas réductibles aux processus de discriminations. Nous pouvons les penser en terme de ségrégations, pour dépasser ce niveau de la discrimination et entrevoir les implications plus complexes, notamment inconscientes, qui conduisent à l’établissement et au maintien de ces processus ségrégatifs promoteurs et sièges des discriminations observées au premier abord. Ceci pour envisager quelles relations ces ségrégations entretiennent avec les défenses psychiques telles que le démenti : ce pour quoi nous soutiendrons qu’elles n’opèrent pas plutôt à partir de la seule forclusion, à quoi nous les lions généralement. C’est que les zones ségréguées paraissent constituer de véritables fétiches, englobant ceux qui les peuplent. Cela nous permettra de décrire les expériences psychiques négatives initialement refusées que le démenti traite en un temps donné, et qui se précipitent in fine dans des actes morbides, à l’heure où des sujets tentent de s’extraire de ces zones d’assignation — sociale ; psychique ; subjective ; politique ou spirituelle —, de les subjectiver. Une émancipation tapageuse forcée par l’histoire, qui libère l’énergie pulsionnelle jusque là enclavée, immédiatement recyclée dans des sacrifices (de soi/d’autres) donnant une représentation aux expériences passées oubliées, ainsi que nous en proposerons une interprétation.
Retour du refoulé
Les attentats survenus les 7, 8 et 9 janvier 2015, à Paris ont eu, et auront, des conséquences encore impensées, ni observées à ce jour dans leur variété. L’une d’elles, par la confusion et le tourment issus de cette période, s’est manifesté dans le travail clinique : l’absence ou la disparition soudaine de certaines paroles entendues avant ce mois de janvier 2015, celles de ceux qui se sont « radicalisés » et qui avaient dit parfois quels étaient leurs parcours, à l’occasion de quelques entretiens. Ils n’étaient certes pas des patients venus consulter pour cette raison — qui du reste n’en était pas une ni ne l’est devenue au fil des séances. Ceux que j’ai rencontrés, et que je n’avais pas appréhendés avec le prisme que ces événements récents et leurs conséquences nous imposent désormais, s’étaient présentés pour divers symptômes. Ces jeunes gens, qui n’étaient pas tous candidats au Jihad, avaient tous fait l’expérience d’une « radicalisation » progressive, et présentaient quelques traits de ce que nous désignons actuellement sous ce vocable. Des événements avaient fait dates dans leur vie, certains étaient connus d’eux, d’autres sont restés inconscients que nous n’avons pas eu le temps d’explorer.
D’une éruption à un recouvrement lointain, sur le chemin des démentis du réel que les ségrégations urbaines figurent en fétiches, tous ceux invités aujourd’hui à se taire n’ont pas tout dit. Il est certain qu’aujourd’hui rien de ce qui s’est dit ne sera plus dit avant longtemps, avant que l’ombre de la suspicion et la menace — de l’emprisonnement pour apologie du terrorisme, par exemple — ne se dissipent, si cela arrive à l’avenir. Impossible donc de parler de ceux-là qui ont cessé de parler, et qui parlaient sous couvert d’anonymat. Ils n’étaient pas des fous furieux dangereux, mais il aurait été préférable qu’ils continuent de parler, car nous aurions pu continuer d’entendre et construire avec eux d’autres destinées à leurs tourments que celles emmurées dans le silence d’une pensée radicale, celle qui enferme et peut mener aux passages à l’acte radicaux.
Les fantômes eux peuvent se faire entendre longtemps après que la parole a cessé. Ceux qui hantaient Saïd me sont revenus à l’esprit au matin du troisième jour des événements, le vendredi 9 janvier 2015, en réalisant soudain que je connaissais les « Frères Kouachi ». Non pas eux personnellement, mais tous ceux qui comme ces deux-là étaient les petits frères de ceux, plus âgés, avec qui j’avais travaillé auparavant en tant qu’éducateur de rues — auprès d’injecteurs de drogues par voie intraveineuse. Ils avaient vingt ans en l’an 2000. Ils étaient les petits frères de ceux bénéficiant de nos programmes d’échange de seringues et d’accompagnement social. Ils détestaient leurs grands frères : ces « sales toxs » qu’ils juraient qu’ils ne deviendraient jamais, tout désignés qu’ils étaient à un autre destin d’immigrés, disaient-ils. Le souvenir de Saïd, celui que j’ai rencontré — portant le même prénom que l’un de deux frères devenus célèbres —, m’est revenu comme une flèche. Et avec lui le souvenir des plus petits tout autour, désœuvrés et désespérés devant leur futur en forme d’impasse que nous ne savions ni faire mentir ni atténuer par notre « action sociale ». Ceux-là venaient prendre des préservatifs dans le minibus, pendant que les plus grands se fournissaient en matériel stérile. Deux générations, deux épidémies : celle de l’héroïne-sida d’un côté, celle du cannabis-désespoir de l’autre. Les grands frères sont parfois morts d’overdose ou de maladie, les plus petits se mourraient de désespérance.
Drancy la muette
Au mois de juin 2000, j’ai commencé de travailler dans les rues de quatre villes du département de la Seine Saint-Denis : Le Blanc-Mesnil, Bobigny, Stains et Drancy. Animant un programme d’échange de seringues, d’accueil « bas-seuil » et d’hébergements temporaires, nous circulions dans un minibus aménagé, ou à pied sacs au dos quand nous n’accueillions pas les « usagers » dans notre local décrépit. Les membres de l’équipe, dont Salem et Omar originaires de ces localités m’ont fait découvrir des lieux que je ne connaissais pas ni n’avais imaginés, tels que la cité de la Muette à Drancy. Ainsi a débuté la dernière année de ma formation d’Éducateur Spécialisé, de la Bretagne vers Paris.
La construction de la cité de la Muette débute, à Drancy, en 1931, sous l’impulsion des politiques publiques de l’époque visant à l’amélioration de l’urbanisation. En 1935, après quelques difficultés, cette Habitation Bon Marché est sortie de terre : les 1250 logements prévus ne sont pas tous achevés, l’école envisagée n’est pas construite, et bientôt la Seconde Guerre mondiale va transformer ce lieu en camp d’internement, dés septembre 1939 avec les premiers détenus communistes dont le parti vient d’être interdit (Wieviorka & al. 2012 : 17). La cité devient le Front Stalag 111, suite à une réquisition à l’arrivée des troupes allemandes à Paris, le 14 juin 1940. J’ignorais tout à fait cette préhistoire de la cité d’avant sa renommée concentrationnaire faisant du nom de la ville de Drancy un signifiant de l’horreur de l’Histoire des déportations vers « les camps », l’Histoire de l’extermination des Juifs, l’Histoire de France.
De tout ce passé je ne savais apparemment rien avant de visiter ce lieu. Je ne l’avais pas davantage imaginé. J’aurais pourtant fait preuve de pragmatisme en déduisant que l’armée d’occupation allemande n’avait pu construire de pareils lieux, en si peu de temps, les rendre fonctionnels, et que par conséquent ils avaient été construits précédemment. Les enseignants nous avaient bien montré à l’école une photographie impressionnante des bâtiments principaux, vus du ciel, en forme de fer à cheval. Qu’ai-je retenu à part ce tracé rectangulaire ressemblant à une prison, à une enclave ? Rien ou presque. J’ai mémorisé cette information telle quelle ; je l’ai intégrée en l’état, sans la penser. L’élaboration, plus complexe, qui ne s’est pas produite psychiquement à l’époque a laissée se déposer un voile imaginaire, celui de l’horreur enseignée de la puissance destructrice nazie, sans autres détails ni circonstances, mais lié à un affect pénible. L’imaginaire et l’horreur du réel en jeu dans cette Histoire se sont liés, l’agalma est resté tranquille jusqu’à ce que l’expérience le réveille depuis mon histoire personnelle. Elle a rouvert une voie vers l’horreur précédemment fixée. Celle reparaissant depuis le réel d’où une sorte d’expulsion, et de mise à l’écart, l’avait partiellement maintenue éloignée, grâce à ce souvenir imaginaire de la photo fétichisée de ma mémoire.
Dès les premiers jours de travail sur ce territoire inconnu de moi, nous sommes allés à Drancy. Je me souviens qu’à entendre le nom de cette ville j’ai pensé intérieurement : « Drancy ? … le camp de la Guerre ? ». Un collègue m’a dit : « Tu vas voir, c’est un quartier super laid… Je ne sais pas comment on peut vivre là-dedans ». Dans mon esprit, sans comprendre toutes les nuances, ni saisir tout le savoir engagé dans cet échange, j’ai rapproché deux idées : Drancy-le-camp et vivre-là-dedans. Nous sommes arrivés à l’entrée de la cité — l’ancienne entrée du camp —, et nous sommes tombés naturellement sur le wagon commémoratif planté là, un wagon semblable à ceux ayant servi aux déportations autrefois. Un wagon, toutes portes fermées, telle une représentation des morts de celles et ceux déporté.e.s vers l’Europe de l’Est, via les gares des villes du Bourget et de Bobigny, depuis cette cité de Drancy par autocars. La mort-là-dedans, dans le wagon, dans le camp-de-Drancy, la mort-dans-la-cité-de-la-Muette. Je n’en revenais pas de voir cela. Pensant à celles et ceux qui n’étaient pas revenus, j’ai demandé à mes collègues : « Où sommes-nous ? — Bah, à Drancy voyons… nous sommes à la Muette ! — Je sais bien que nous sommes à la Muette, mais dis-moi où nous sommes. Ce wagon… tout ça là… ? — Ah oui. Tu reconnais ? C’est là, oui ! C’est là où l’on a mis les Juifs pendant la guerre… Terrible, hein ?! »… Nous avons fini par quitter ce petit espace au milieu de la grande esplanade de la cité. J’étais troublé. Incapable de penser à ce qui se tramait dans mon esprit, un peu nigaud devant la collusion d’idées, perturbé par les remous désagréables ressentis.
Nous n’en avons jamais reparlé durant les quatre années à travailler ensemble, quotidiennement, et régulièrement dans cette zone de notre territoire d’intervenants de rues, là où nous avions à rencontrer des consommateurs de drogues, là où nous avions à rencontrer des personnes en difficultés pour leur parler. Nous nous sommes tus, nous avons refoulé.
La mémoire sous les yeux
Saïd, musulman d’origine algérienne vivait, fin des années 1990-2000, en Seine Saint-Denis lorsque je l’ai rencontré. Son grand-père paternel avait servi dans l’Armée française durant la Seconde Guerre mondiale, son père auprès de la force coloniale durant la Guerre d’Algérie. Peu après l’indépendance de l’Algérie, sa famille recueillie in extremis sur le territoire français de l’hexagone avait été hébergée à Drancy, dans l’ancien camp d’emprisonnement réhabilité en HLM. Son arrière grand-père avait été, en son temps, un sujet de l’Empire colonial français. Au pied de toute cette Histoire, Saïd disait en l’an 2000 que s’il n’était pas en train de crever du sida il serait devenu terroriste, pour se venger des Français d’autrefois.
Après les disparitions des plusieurs de ses frères, par overdoses ou accidents de la voie publique, Saïd s’était occupé de sa mère, obligé d’accompagner celle qui pleurait la mort de son mari, atteinte à son tour d’un cancer incurable. Décédée, son appartement était occupé par son fils Saïd, qui nous ouvrit sa porte ce jour-là. L’étroitesse de l’habitat et sa vétusté renforçaient le caractère lugubre de cette cité qui m’occupait l’esprit. Et quand je me déplaçais vers la fenêtre de la chambre, je pus admirer la vue plongeante sur le wagon de la Shoah.
La mémoire sous les yeux, mais pas un mot pour la dire, pas une pensée pour traduire cette position subjective, insoutenable, de gardien-témoin mis en esclavage du traitement des souvenirs de l’Histoire. Tout comme dans le film de Sabrina Van Tassel sorti des années plus tard, La Cité Muette, les habitants semblaient déjà n’avoir pas la possibilité de dire. Il semblait même n’y avoir que la méconnaissance apparente de ce que nous appellerions des faits, ou des souvenirs s’ils n’étaient pas autant recouverts par cette opération d’envergure de démenti qui frappait, de toute évidence, cet endroit et ces gens, et nous autres au-delà. Seule la netteté du clivage était apparente et lisible. Différemment des habitants de la cité, et comme la réalisatrice de ce film « Je pensais qu’il n’existait plus rien de cette histoire ». J’étais donc abasourdi par ce drôle de flash-back. Par quels truchements en étions-nous arrivés à cette idée-croyance pour les uns, demi-aveuglement pour les autres ? Comment s’étaient constitués ces symptômes, face à l’imposant édifice dressé comme un fétiche ? Comment pouvais-je qualifier cette mise à l’écart doublée d’un recouvrement teinté de déni, mais cependant traversée par la reconnaissance partielle des choses ?
A posteriori, s’agit-il d’un démenti à proprement parler ou bien est-ce par le mode de la forclusion qu’opère ce processus ségrégatif ? Le rendu de cette manœuvre inconsciente, dans les réalisations symptomatiques, nous renseigne sur ce point. Mais comment les interpréter ?
Peu après le 11 septembre 2001 et les attentats perpétrés aux États-Unis, Saïd s’est tué par overdose volontaire ; l’Histoire mondiale avait fait œuvre d’interprétation de son histoire personnelle, le soulageant du leste historique dont il avait été fait le porteur et qui l’avait empêché jusque là de passer à l’acte. Qu’apprécions-nous de mieux de ce geste si nous pensons soit que du réel la vérité fait retour, ou bien que l’identification fétichiste s’illustre aussi par la destruction de l’objet ?
L’ambivalence de la ségrégation
Les populations ségréguées sont celles tenues à l’écart, reléguées aux périphéries, aux zones subalternes (quartiers ou pays entier), pour des motifs ethniques ou sociaux ainsi que la ségrégation est définie dans les sciences humaines et sociales. Dans cette voie, Véronique de Rudder rapproche ségrégation et discrimination en soulignant que ces deux termes sont « dans le langage courant, des notions voisines, parfois même utilisées l’une pour l’autre. […] Discriminer, c’est distinguer, différencier, soit tenir pour distinct ou différent et, par conséquent, traiter distinctement ou différemment. L’opération de discrimination peut être mentale (faculté intellectuelle) ou matérielle (pratique concrète). La coupure est, par définition, moins abstraite dans la ségrégation : ségréger, c’est, étymologiquement, séparer du troupeau, instaurer une distance physique, spatiale, entre une partie (un ou plusieurs éléments) et le reste du groupe. » (De Rudder 1995 : 11)
Plus intéressant encore, elle ajoute « Les deux termes renvoient ainsi explicitement à un principe de disjonction : la séparation s’opère sur ce qui fut ou pourrait être joint, c’est-à-dire considéré ensemble, comme un tout. Il faut insister sur ce point, car il signifie implicitement qu’en dépit des discours tendant à montrer l’“évidence” de la distinction, celle-ci n’est jamais totalement tenue pour acquise. Pour disjoindre et continuer de le faire, il faut justifier, puisqu’aussi bien, il existe un référent plus général qui légitimerait l’englobement, le traitement unitaire. » (De Rudder 1995 : 11). Ici, reconnaissance et rejet cohabitent dans une articulation qui évoque aisément la fonction princeps du fétiche, celle qui lui confère son ambivalence lui faisant admettre et rejeter de concert une chose en rapport avec l’expérience de la perte de l’unifié préalable : « Il (le fétiche) reste le signe du triomphe sur la menace de la castration et la protection contre elle […] » (Freud 1994 : 117). Ambivalence qui résonne dans le sort réservé au fétiche : « La tendresse et l’hostilité dans le traitement du fétiche, qui sont parallèles au déni et à la reconnaissance de la castration, se mélangent dans divers cas à dose inégale, de sorte que c’est soit l’une soit l’autre chose qui devient plus nettement reconnaissable. » (Freud 1994 : 130-131)
L’avènement du fétiche
Penser que l’histoire de Drancy était dans l’Histoire et non dans la réalité, jusqu’à tomber dessus nez à nez tout en l’ayant toujours eu en mémoire ; vivre dans ces murs, et n’être pas dérangé en apparence par l’histoire de ce lieu ; se lever chaque matin, voir le wagon et trouver cela banal ; décider d’y faire vivre des populations migrantes pour promouvoir une politique publique : toutes ces actions sont rendues possibles par des formes psychiques de négation. Mais s’agit-il de verleugnung ou de verneinung ?
La construction politique et historique de la cité de la Muette, telle qu’elle existe aujourd’hui procède, à mon sens, d’une fétichisation du lieu (et par capillarité des gens qui l’occupent), dont l’existence historique marquée par la perte s’en trouverait tout autant reconnue — bejahung — que dissimulée — verneinung —, lorsque son emploi actuel paraît masquer ou faire oublier les défaites qu’elle incarne. Ainsi pensé, il n’est pas seulement question d’apprécier le refoulement et son retour. Car cette manœuvre qualifiable, au premier abord, de verneinung ne se contente pas d’adoucir la source d’un mécontentement en la négativant. Elle remballe tout en même temps l’expérience mise à l’oubli : celle de la perte et ses effets narcissiques. Une (dé)négation complice d’un refoulement qui l’étaie en retour, ne voilà-t-il pas les conditions propices à l’avènement du fétiche ? N’est-ce pas la marque d’une nuance dans le processus défensif que nous pouvons relever, et qui nous permet de le qualifier de démenti plutôt que de négation ou de refoulement la situation étudiée ? Ce faisant nous pouvons suivre Freud sur les caractéristiques de ce processus : « Veut-on séparer plus rigoureusement en lui le destin de la représentation de celui-ci de l’affect, […]. […] Or la situation considérée montre au contraire que la perception est restée et qu’une action très énergique a été entreprise pour maintenir son déni. » (Freud 1994 : 127)
La perspective d’un rejet, verwerfung, est écartée pour l’heure ; nous y reviendrons ultérieurement.
Ici, le fétiche, comme le proposait Freud, assure une sorte de cohérence compensant le clivage du moi généré par le processus de défense contre l’insupportable. Clivage que Freud met en discussion avec le sort réservé à la réalité dans la psychose, lui assignant toutefois la spécificité d’une absence plus radicale : « celle qui est conforme à la réalité. » (Freud 1994 : 130) La cité de la Muette, tout à la fois reconnue et déniée, assure cette fonction pour le compte de notre Égo-historique malmené par son passé. Mais une interprétation aussi vite établie doit ouvrir à plus de développements.
Observons plutôt le rapport que chacun, et par extension le collectif, entretient avec ce lieu, dans nos mémoires et dans nos pratiques. Rares sont les habitants de Drancy à s’en soucier, et sans doute sont-ils les plus mal placés désormais pour considérer l’histoire de leur lieu d’habitation. Discrètement, quelques rares articles de presse (Dufresne 1997) relatent depuis trente ans les aléas de l’entretien de cette importante cité HLM devenue désuète. L’association pour la mémoire du camp de Drancy est peu soutenue et profite d’une très faible audience dans l’espace public. Le désintérêt pour ce quartier est écrasant. Il aura fallu qu’un photographe étranger, William Betsch, au début des années 2000, s’émeuve des inscriptions laissées par les prisonniers, toujours présentes dans les caves, pour qu’elles soient protégées, in extrémis, avant d’être dissimulées et détruites par les travaux de réhabilitation des sous-sols prévus par le gestionnaire.
En 2004, la cité manque d’être classée et intégrée dans un projet muséification. Les habitants sont émus et protestent. Les actions de commémorations rencontrent aussi des hostilités extérieures, le wagon est profané à plusieurs reprises, couvert de graffiti et slogans extrémistes. Car de Drancy et son camp d’internement, la cité de la Muette est également devenue un symbole de la chute de l’empire colonial français, de la guerre d’Algérie en particulier. Les Algériens colonisés et malmenés par la France ont été logés dans les murs qui avaient accueilli, avant eux, les Communistes et les Juifs français de la Seconde Guerre mondiale. Ironie ou logique inconsciente ? Bien avant de pouvoir être pensée dans l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale et ses souvenirs, la Muette était devenue le symbole d’autres histoires, et d’autres morceaux de l’Histoire de France. Les blessures et les ruptures se sont accumulées et nouées entre elles, dans un imbroglio infini justifiant le respect et la détestation de ce lieu d’Histoire, lieu de vie et lieu de mort.
Ces considérations sur les processus historiques n’apparaissent pas d’emblée comme les reliquats de l’expérience de la castration et de la différence sexuelle, tels qu’ils prendraient figures dans l’histoire du siècle, et qui argumenteraient notre thèse sur le fétiche et le démenti. Cependant, relevons que les dominations politiques et sociales, ethniques ou culturelles des ségrégations envisagées, ne peuvent pas être énumérées en liste close trop vite sous peine d’omettre celles dites sexuelles qui les sous-tendent. Car la suprématie, acquise ou reprise, des belligérants victorieux voisine souvent avec l’autorité phallique d’une supériorité symbolique, et parfois génitale, finalement exercée sur les opposants soumis (ainsi que nous le rappellent également les actes de tortures, en tant de guerre, infligés à la sphère génitale). N’y a-t-il donc pas quelques similitudes à laisser paraître entre l’avènement du fétiche pour le fétichiste et la fétichisation d’un objet — tel que la Muette et ses gens — pour l’Égo-historique de la Nation ?
L’histoire clivante de la différence sexuelle et de la castration pousse à reconnaître chez l’autre la perte infligée ou reçue, et la sienne propre, par identifications. Ceux à qui l’on offre réparation ou souvenir (les Juifs, les Algériens) ne sont-il pas à jamais aliénés au statut de la représentation à venir de la perte infligée, dont ils figureraient le destin, ainsi distingué de celui de l’affect ? Non pas « scotomisés » et, de la même façon que Freud le propose, associés au sort de la perception négative, soit : « conservée, mais également abandonnée ; dans le conflit entre le poids de la perception non souhaitée et la force du contre-souhait, (là où) il est arrivé à un compromis, tel qu’il n’en est de possible que sous la domination des lois de pensée inconscientes — celle des processus primaires. » (Freud 1994 : 127). L’affect étant traité, ainsi que Freud l’indique, par la verdrängung, reste tout prêt à faire retour quand le déni se trouve suspendu par la révélation — catharsis, perlaboration — de l’histoire passée, ainsi que je l’ai vécu en pénétrant sur le site la toute première fois. Un processus cohabite avec l’autre : ici la verdrängung avec la verleugnung.
Verleugnung versus verwerfung
Revenons vers ceux qui ont suscité ce souvenir, les frères Kouachi. Les informations diffusées publiquement ont tracé, après coup, le portrait d’une enfance difficile, matériellement pauvre et affectivement traumatisante (décès précoce de la mère, placements, etc.). Les ruptures du lien social ont été nombreuses dans leurs parcours, les mises à l’écart aussi, faites d’aléas affectifs et scolaires. Tout à la fois « suivis » et « signalés » par les dispositifs de sauvegarde de l’enfance, ces deux frères comme beaucoup d’autres ont été ségrégués : tant admis comme étant intégrés ou devant l’être que dissidents, inscris et exclus, reconnus mais sans attributs. Pas simplement rejetés, ni uniquement repoussés. Bien plutôt une sorte d’injonction paradoxale que l’ « action sociale » induit malgré ses intentions et ses buts : ceux qui sont aidés sont marqués de cette aide, distingués des autres parmi lesquels ils sont assignés d’être ces cas particuliers. Dans ce double mouvement, nous reconnaissons la marque des lieux de ségrégation défini par Rudder, que nous sommes tentés d’appliquer à ceux qui peuvent en revêtir l’apparat et l’intégrer sur un plan subjectif. Nous y reconnaissons aussi le double processus de la fétichisation qui reconnaît et repousse, célèbre et dénonce la cause et la preuve de la perte. Géographiquement, les enclaves des ségrégations ne sont pas nécessairement à la périphérie, mais peuvent aussi bien être « entretenues » au coeur des villes, entourées d’autres lieux plus admis, plus convenables. C’est le cas des « scènes ouvertes » des « marchés de la drogue », tel que l’était le quartier Stalingrad, à Paris, au temps de l’enfance des frères Kouachi, où ils vivaient entre la Rotonde et la rue d’Aubervilliers. C’était le cas de Saïd et sa famille à la Muette, secourus et accueillis dans un lieu pourtant si violemment marqué par l’envers de l’hospitalité. La ségrégation traduirait, dans cette extension, une certaine forme d’exclusion qui ne se contente pas d’être une discrimination — qui en est qu’un indicateur de surface —, applicable tant aux lieux qu’aux personnes. Un paradoxe du jugement de reconnaissance articulé à la mise à l’écart comme jugement d’attribution.
Si eux-mêmes — les frères Kouachi — peuvent être pensés ainsi, de quoi ont-ils été les agents durant ces événements, en terme de processus psychiques ? Non pas sur le plan de leurs fonctionnements subjectifs, mais à l’échelle collective, tel que nous avons reçu et tentons d’élaborer les conséquences et les effets psychiques des actes qu’ils ont commis. Considérons-nous ce qu’ils ont produit comme un retour depuis le réel, d’un contenu exilé, tel qu’attendu de la forclusion ou bien pensons-nous ces effets comme la marque d’un passage à l’acte visant la destruction du fétiche ? Qu’apprenons-nous, avec eux, de l’histoire collective, sans exclure trop vite l’initiative terrifiante dont ils ont été les acteurs vers les limbes du hors-sens ? Ont-ils passés en actes la représentation de la ségrégation dont ils étaient faits ou bien ont-ils vectorisé le retour d’un forclos ?
Les attentats du mois de janvier ont été qualifiés d’actes d’une violence proprement inqualifiable, d’une cassure assez radicale pour susciter d’autres actes immédiats en réponse, avant même qu’ait pu s’engager la réflexion sur ces événements. C’est bien ce qu’on dit celles et ceux rassemblés, place de la République, à Paris, le soir du mercredi 7 janvier, dans un élan collectif : « Il fallait faire quelque chose, alors je suis venu, sans même y penser. Pas question de rester sans rien faire. »
L’intensité a aussi été envisagée sous les traits d’une catastrophe globale, planétaire, ainsi que la mobilisation internationale a pu l’incarner le dimanche suivant, à l’occasion d’une marche de rue rassemblant des dizaines de chef d’états venus du monde entier. La réaction massive a fait écho, presque logiquement, à la massivité des actes perpétrés. La puissance de l’impact a été telle que la folie des tueries orchestrées par ces trois hommes n’a été appréhendée que comme des signes de la folie, la déraison, de l’au-delà du pensable. Tout le monde peine d’ailleurs, encore aujourd’hui, à expliquer ces gestes qui ne peuvent l’être, comme si cette impossibilité bien réelle — du réel — empêchait mécaniquement la pensée avec elle. Cette collusion a été et demeure contagieuse, l’inhibition flattant l’action par quoi l’impossible à dire du réel en jeu parait empêcher toute mise en forme ou imaginarisation quelles qu’elles soient.
Dans cette voie, les « Frères Kouachi » et leurs effets, ça ressemblerait à la survenue d’un contenu forclos, seul processus capable de rompre avec tant de violence la quiétude de la réalité, comme un réel à l’assaut de l’imaginaire et du symbolique, privant la raison des explications donneuses de sens. Il serait tentant d’interpréter la réception de ces événements sous cet angle. Cela confinerait les actes en question, tout comme leurs auteurs, au silence de l’incompréhension stupéfaite et meurtrie de l’opinion public abasourdi. Mais ne serait ce pas plutôt que nous aurions à apprécier un démenti qui lâche, et libère avec lui le tranchant de l’acte jusque là suspendu, mettant un terme à l’ambivalence diplomate du fétiche, en résolvant la castration par son effectuation dans la réalité, par l’avènement de sa représentation dans la réalité ? À côté du réel, donc, mais pas sans l’engager.
« Là, un morceau certainement significatif de la réalité avait donc été déniée par le moi, tout comme chez le fétichiste le fait déplaisant de la castration de la femme. Je commençai aussi à pressentir que des incidents analogues dans la vie d’enfance ne sont nullement rares, et pus me ternir pour convaincu d’erreur dans ma façon de caractériser la névrose et la psychose. […] à l’enfant, il pouvait être permis ce qui chez l’adulte devait nécessairement se sanctionner par un grave dommage. » (Freud 1994 : 129).
Au matin du troisième jour des attentats, je me suis souvenu. La trace est reparue. J’ai pris mon téléphone la semaine suivante, plusieurs fois. De collègues en voisins, jusqu’à l’un des éducateurs passés des deux frères Kouachi, deux mois plus tard. La mémoire est re-venue, celle de Saïd de la Muette, celle de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, celle de la Guerre d’Algérie. Nous avons parlé de tout sauf de cela. Des quartiers, oui. Des gens, bien sûr. Mais des deux frères, impossible. Ils avaient rejoint le réel d’où leurs actes se sont précipités. Peut-être avons-nous, nous autres, profité de leur disparition pour forclore quelque chose lié aux motifs de la castration représentée ?
Le savoir rejeté est revenu à l’imaginaire, il a trouvé représentation dans la réalité, les frères Kouachi en ont été traversés d’une manière qui les a conduit à présentifier cette perte du démenti passé, aux limites de l’irreprésentabilité du clivage sous-jacent qui les avait agités.
Dans les effets ressentis au moment des événements, rien n’est venu depuis les abîmes pour nous rendre fous ou nous halluciner depuis un territoire inconnu, tel que nous n’en aurions pas retrouvé la trace. Rien n’a ressemblé à ce retour depuis le réel que le rejet de la verwerfung caractérise. Au contraire, tout est revenu en donnant du sens aux événements, tels qu’il paraissait retrouver sa place, une place laissée vacante par décret, administrativement isolée du cours de l’Histoire par le processus ségrégatif. Tout est revenu comme reparaît le savoir rejeté par la verleungnung. Mais à quel fétiche en perdition ces deux-là se sont-ils liés ? Et qu’a-t-il subit ce fétiche pour que l’acte s’impose à sa défense d’en représenter la perte, le clivage ?
Conclusion
Les frères Kouachi sont entrés dans une voie de folie impensable. Faut-il les penser psychotiques pour comprendre, ou s’en remettre aussi aisément qu’il a été fait à la forclusion pour saisir le caractère implacable du rejet dont ils seraient les auteurs ? Non pas. Les apparences, aussi violentes soient-elles, de l’attentat ne peuvent être prises pour le comptant des processus à l’oeuvre. Il faut plutôt tenter de lire ce qui se trame derrière les associations psychiques paraissant à l’occasion de ces événements, et qui nous donne accès au savoir inconscient. Il faut composer avec les morceaux de l’Histoire que l’inconscient détourne et déforme pour les faire tenir loin des enjeux de la réalité politique. Nous avons suggérer que les lieux qui incarnent des processus de ségrégations peuvent donc, sans doute, porter en eux les secrets de démentis passés dont la fétichisation illustre le sort réservé aux exclus et à leur lieu. Maltraités et réifiés paradoxalement, les ségrégués n’en sont pas moins des objets sexuels tels qu’ils sont destinés à la satisfaction pulsionnelle. Réduits à rien ou portés aux nues du souvenir (commémorés ou empêchés), les ségrégués nous rappellent qu’aux pertes infligées nous nous offrons de porter en retour les marques d’une castration majorée. Peut-être est-ce là une tentative pour penser un après. Ce qui apparait sous les traits d’un rejet fondamental, constitutif ou en conséquence, mérite d’être étudié avec la nuance que Freud indique entre Verleugnung et Verneinung, car le statut des éléments historiques s’apprécie avec les marques laissées dans les destins des représentations et des affects. La nature de la mise à l’écart ne figure pas qu’une extériorité, mais aussi souvent l’expatriation du souvenir intime. Dans ce mouvement, si l’affect refoulé peut faire retour, la représentation et ses figurations sont repoussées plus violemment d’après les indications de Freud ; elles drainent la violence et reparaissent avec l’allure d’un retour du démenti — à l’imaginaire — qui nous confond. Saïd et les frères Kouachi devenus, différemment, des figures de ces représentations exclues de l’Histoire se sont trouvés, également, exclus de l’histoire tout court jusqu’à leur disparition elles-mêmes, par eux-mêmes. Nous avons pu repérer que par la suspension du lien persistant entre l’expérience négative dite de la castration — perte et défaite —, inscrite dans la biographie de sujets, et les motifs de cette castration rejetée, le fétiche libère, avec la révélation des motifs inconscients qui le fondent, les motions pulsionnelles les plus violentes à la source de la castration, de la perte. Reste une question que nous pouvons à présent formuler : la ségrégation en tant que processus fonde-t-elle ce que nous désignons aujourd’hui par radicalisation, en la rendant possible ? Ces deux processus marquent-ils des démentis capables d’ériger quelques fétiches en recouvrement des pertes infligées et celles vécues ? Le 11 septembre 2001, pour Saïd, a défait la cité de sa famille de réfugiés algériens qui tenait le rang de représentation et lieu d’identification. Chez les frères Kouachi, c’est par l’atteinte de la représentation divine, identificatoire elle aussi, que la brèche s’est ouverte. Tous se sont trouvés, un jour venu, à ne plus avoir la necesssité de se maintenir en reste de la perte en instance du fétiche advenu, pour ne plus avoir qu’à l’incarner — cette perte — et la représenter, en chair et en os.
Bibliographie :
DE RUDDER. V. 1995. « La ségrégation est-elle une discrimination dans l’espace ? – Éléments de réflexion sur les relations interethniques ». Les quartiers de la ségrégation. Tiers monde ou Quart monde ? (sous la dir. de René Gallissot et Brigitte Moulin). Karhala-Insitut Maghreb-Europe ; 1995.
DUFRESNE. D. 1997. « Drancy, une cité HLM remplie de fantômes. Les bâtiments qui ont servi de camp n’ont guère changé ». Libération, 30 septembre 1997.
FREUD. S. 1926. « Le fétichisme ». OCF, vol. XVIII. Paris : PUF ; 1994.
GÉRAUD. A. 2013. « Sous la cité, le camp ». Libération, 14 novembre 2013.
VAN TASSEL. S. 2015. La cité Muette. Film documentaire ; 2015.
WIEVIORKA. A. et LAFFITE. M. 2012. À l’intérieur du camp de Drancy. Paris : Perrin ; 2012.