Conversation avec la place vide (2024)

Conversation avec la place vide (2024)

Conversation avec la place vide

 

Publié sur internet, septembre 2024.

 

Extrait du chapitre 7 — « La Nuit de la maîtresse », Parle à mon corps

1 — Le genre… encore ?!

2 — Actualités du genre dans la psychanalyse

3 — Notion ou concept ?

4 — Mon degré zéro du genre

5 — La conversation pour méthode

6 — Comment en sommes-nous arrivé·e·s là ?

7 — À la Goutte d’or

 

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Bonjour à toutes et tous, 

Soyez les bienvenu·e·s à cette première séance, qui a pour titre « Conversation avec la place vide ».

Pour cette séance d’introduction, j’assume d’avoir pour tâche de vous présenter si ce n’est le projet, tout du moins son début, en commençant d’emblée par l’éclaircissement de ses coordonnées récentes sur le plan historique, ainsi qu’une reprise partielle d’éléments précédemment abordés qu’il faut cependant envisager à la lumière des quinze dernières années écoulées depuis que j’ai commencé d’exposer quelques propositions sur les actualités sexuelles et la psychanalyse.

Je m’excuse d’avance de devoir entamer ce cycle par une présentation un peu massive. Mais elle est nécessaire en l’état, il faut amorcer la pompe, partir d’une déclaration d’intention que je vous livre aujourd’hui. Nous allons la discuter. C’est une entame, et comme pour le jambon ou pour le pain, chacun·e a, sur ce point, ses propres fixations libidinales : qu’on l’aime ou la déteste, on fait avec quoiqu’il en soit.

 

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Extrait du chapitre 7 — « La Nuit de la maîtresse », Parle à mon corps.

 

« Rien ne tient plus donc, en cet instant et pour toujours, mais cela tenait-il, quelque chose tenait-elle auparavant ?

Que reste-t-il qui peut dire ce que je suis désormais ?

Moi, Marc, je ne le sais pas, aussi fortement que je ne le sus peut-être jamais, sans le savoir.

Ce qui m’arrive est inédit. La grande transformation, un retournement. L’endroit sur l’envers. Reste plus qu’à laisser ce bout de corps se remettre lui aussi. Renouer à l’intérieur, retricoter le dedans.

Que c’est dur. Rien n’a jamais été aussi difficile que cela, dans ma vie, ou bien je ne peux m’en souvenir. Je deviens fou, fou d’amour malade du sexe.

Aimer dans toutes les nuances de l’amour, surtout celles allégées de l’empire génital à la sauce libérale. Est-ce une piste sérieuse ou un vœu puritain suspect ? Non, quel beau programme, du sexe guérir l’amour.

Pas de racine, pas de sexe stable, pas d’identité écrasante, pas de caricature érotique, pas de patriarcat… »

 

1 — Le genre… encore ?!

Prendre la parole sous l’intitulé Psychanalyse & Actualités sexuelles devrait à minima sembler un brin désuet, ou pour le moins anachronique. Mais ce n’est pas le cas. Cet intitulé, étrangement, fait l’effet d’une ouverture, il suscite notre intérêt. Ce constat est étrange, surtout pour la psychanalyse : de quoi pourrait-elle parler d’autre, si ce n’est des actualités sexuelles ? Comment se fait-il que nous soyons interpellé·e·s par l’actualité sexuelle comme une question spécifique alors qu’elle constitue l’ordinaire inévitable de l’expérience psychanalytique en train de se faire ?

C’est pourtant bien ce qui nous rassemble aujourd’hui. Et c’est cela même qui a motivé, peu à peu, la mise en route de ce projet. Traiter ceci que les actualités sexuelles paraissent insuffisamment considérées par la psychanalyse depuis le siècle dernier. Tenter de savoir à quel point cela est vrai et surtout, de quelles manières cela est vrai. Nous devons tirer de ce constat bon nombre d’interrogations. Une au moins, qui les rassemble presque toutes… Comment en sommes-nous arrivé·e·s là ?

C’est la question de fond, une double question épistémologique et critique qui nous convie à cette double exigence, fondamentale à l’expérience psychanalytique : l’expérience du savoir, avec et contre le savoir de l’expérience. Parce qu’il n’est pas envisageable de cheminer dans ce domaine sans confirmer, tout d’abord, une sorte de principe à toutes les tentatives sincères d’élaboration dans le champ psychanalytique, donc la nôtre aujourd’hui et plus tard : penser ce que la psychanalyse nous fait et ce qu’on peut en faire n’est possible qu’à prendre très au sérieux le risque et la nécessité d’inventer le savoir contre le savoir — de réinventer. Ce que nous pensons savoir n’a ici de valeur qu’à l’unique condition de le supposer comme savoir jusqu’à preuve du contraire ou confirmation, de le soumettre à la question, donc mener une inquisition avec pour guide et repère, non pas Dieu, mais ce que parler veut dire et ce que cela fait de parler.

 

Pour avancer dans cette voie, car c’est un fait acquis que nous y parvenons peu à peu, nous pouvons encore profiter d’une occasion inouïe qui, de n’être déjà plus très récente n’en reste pas moins originale à sa façon, suffisamment perturbante pour être féconde, moderne si cela protège du classicisme ou bien encore tout simplement branchée sur les effets de la parole en ce début de 21e siècle. Désignons-la par un premier signifiant « genre », dont l’irrésistible ascension ne cesse pas de s’écrire depuis plus de quarante ans. Le genre et ses questions, les questions de genre comme le dit l’expression courante, dont il faut prendre soin et se méfier, pour ne pas nous laisser trop simplement contaminés par ce poncif le plus néfaste dans ce champ de recherches et de pratiques qui fait, bêtement, du genre un pendant du sexe, ainsi que nous pouvons toutes et tous constater la faiblesse des propositions et des modes de traitement de ces questions dans le champ de la psychanalyse (et au-delà d’elle) depuis une vingtaine d’années, toutes ou presque vissées sur une approche assujettie à certains discours sociologiques, politiques et aussi philosophiques teintés d’une conception binaire symptomatique de la nature et de la culture.

Car il y a des lignes de fractures entre les discours, nous devons en tenir compte sans nous contenter de simples divisions entre eux. Leurs propriétés sont plus complexes que cela. Ce que nous connaissons fort bien, par exemple, entre le Discours psychanalytique et le Discours de l’Université, définitivement compatibles, donc inconciliables.

J’ai avancé, en entrée de jeu, le signifiant « genre ». Il est peut-être, d’ores et déjà, le plus ancien dans notre actualité sexuelle, il commence à dater. C’est un paradoxe, pour qui veut saisir l’actualité, cela vieillit d’emblée notre initiative. Déjà vieille, elle l’est, au-delà de la rhétorique qui permet cette juxtaposition, au discours, de signifiants nouveaux dont certains se hissent en place de maître bien avant que nous ayons eu l’occasion de nous en rendre compte. Alors, rattrapons ce retard en évoquant, sans attendre, deux autres signifiants passés il y a peu en place de maîtres eux aussi, selon moi : « trans » et « iel » qui, différemment du signifiant « genre » sont aussi des signifiants nouveaux à leur manière.

Une première perspective conceptuelle s’ouvre ici du seul fait d’ajuster ces trois signifiants dans un même paragraphe. Profitons-en dès cette introduction, et nous aurons le temps d’y revenir en détail. Le genre sera la forme, à l’imaginaire, qui peut nous enseigner enfin ce que nous ne savons toujours pas du sexe, le trans sera la perspective donnant accès au symbolique traité par le réel, le réel de l’inconscient bisexuel refusé, signifié et sauvé par le iel. Et déjà nous faisons un peu de topologie : genre, trans, iel/imaginaire, symbolique, réel. Petite remarque, quand je dis l’inconscient bisexuel, je commets volontairement une erreur, l’inconscient n’est pas bisexuel, iel est la bisexualité, nous aurons l’occasion d’y revenir en détaillant ce qu’est la binarité, sous entendue sexuelle, malheureusement devenue une religion du double là où elle s’impose pourtant être une pratique de la relativité (à condition de la dégager du fantasme).

 

Si cela semble obscur ou complexe, n’ayons pas peur. Ce n’est pas aussi compliqué que cela en a l’air. C’est seulement l’effet que nous fait d’avancer sur la piste de savoirs en instance. Il n’y a rien d’excessivement difficile dans ce qui va suivre, seulement des complexions qui invitent notre exigence, que nous pouvons démêler à condition d’assumer et de supporter la mise en cause de ce que nous croyons savoir pour nous contenter de le penser. Ce qui est déjà beaucoup, et souvent impossible. Ce qui est aussi la seule manière de progresser et suivre la lettre dans ce qui se dit et s’entend, sans suivre à la lettre ce que nous croyons savoir.

Ainsi, et seulement ainsi nous aborderons des territoires fertiles, dans les franges de l’invention et de la réinvention où le fini et l’infini de la psychanalyse en expérience maintiennent, à condition d’en fournir l’effort, les ouvertures profitables à l’examen minutieux de nos états d’âme à propos de ce que nous appelons génériquement sexualités.

 

2 — Actualités du genre dans la psychanalyse

Il ne s’agira pas d’aimer la psychanalyse, ni même les actualités sexuelles. Mais d’aimer l’opportunité de penser d’une manière efficace à nous déstabiliser au profit de quelques inventions profitables à notre progression dans ces continents noirs de la psychanalyse, dont le premier a été dit par Freud — « La vie sexuelle de la femme adulte est encore un continent noir pour la psychologie » dans « La question de l’analyse profane », en 1926 —, vite rejoint, même s’ils ne sont toujours pas suffisamment considérés dans le champ psychanalytique, 1 — par les échos socioculturels du genre, 2 — puis le trouble symbolique de trans, complétés de 3 — l’impossible à pénétrer historique de la bisexualité psychique constitutive (signifié de iel). 

 

D’une manière générale, jusqu’à présent, les contributions à la clinique du genre en psychanalyse ainsi que je désigne ce champ — ont été parfois qualifiées de propositions « obscures » ou « incompréhensibles », le plus souvent reléguées au rang des phénomènes « insignifiants » ou « wokistes » — le comble, c’est que ces phénomènes sont le lieu même, actuel, de la parution de signifiants nouveaux et qu’à ce titre leur mise à l’écart en devient symptomatique pour cette pratique de l’écoute.

Moi qui travaille là-dessus, comme on dit. Disons, qui essaie de suivre ce fil que j’ai aperçu, pour mon propre compte, il y a fort longtemps dans ma lecture de La Cause des adolescents, de Françoise Dolto, je peux attester et qualifier autrement cette soi-disant complexité insurmontable pour certain·e·s, péremptoires pour d’autres. Je veux la qualifier autrement, en la mettant en perspective directe avec le sort réservé aux questions de genre et à celles et ceux qui les portent, ou qui ont tenté de les porter dans les maisons de psychanalyse en particulier, qu’elles soient des sociétés, des associations ou des écoles — ce qui est tout aussi vrai à l’Université. Car le traitement institutionnel de ces questions et des clincien·nes qui s’y sont collé·e·s, traitement simplificateur donc fasciste qui a déjà donné lieu à bon nombre d’événements qui nous permettent dès à présent de formuler un constat. Dans les maisons de psychanalyse, où ces questions d’actualités sexuelles ont été soulevées, mises au travail ou combattues, chaque fois elles ont été très rapidement écrasées par une conception sociologique et philosophique de l’individu et du sujet. Ce qui, toutes les fois, a permis de rendre accessoire leur objet et de mettre à l’écart, directement et indirectement, celles et ceux qui prenaient le risque de leur parole à ce propos. À prendre le genre pour une expression culturelle et sociale (ou public) du sexe intime et privé, il n’y avait pas d’autres possibilités que d’insister dans ces impasses. Qui plus est, ceci est le résultat d’un retournement manifeste, en son contraire, d’une confusion latente entre l’intime et le publique, confusion située à la source du totalitarisme sexuel faute de pouvoir affronter l’horreur du savoir sur la vérité sexuelle et ses limites.

 

Plusieurs nœuds ont été très vite rencontrés, lorsqu’ont été abordées, sous la pression de l’actualité, les questions dites de genre dans le champ psychanalytique. Des nœuds aux cerveaux d’abord, puis des nœuds dans les théories pour finalement négliger le terrain où cela se passe et dont nous savons le pouvoir de dénouement, qu’on le veuille ou non, la pratique clinique.

Ainsi les difficultés de compréhension ou d’adéquation idéologique et politique, inhérentes à toutes volontés d’approcher ces questions, doivent être repérées comme principalement nourries des effets institutionnels, bien plus qu’imputables à la nature même de ces questions. Si nous éprouvons ne rien y comprendre, ce n’est pas tant par la difficulté de l’objet que par la déformation instituée de notre écoute, et de notre pensée toutes deux bien trop alignées sur l’orthodoxie conceptuelle et les postures intellectuelles actuelles dans le champ de la psychanalyse.

Toujours, et cela dure encore, il n’a été question que de rapprocher les actualités sexuelles des choses déjà connues, soi-disant, des sexualités avant elles, pour les comparer, les évaluer. Chaque fois, il a été question de rabattre sur l’inconnu le soi-disant connu. A chaque occasion, a été tenté de souligner l’infécondité de ces questions en confirmant non pas seulement la valeur des théorisations acquises, mais bel et bien leur emploi réifié par celles et ceux que je nomme les portes-phallus de la psychanalyse : on y trouve d’authentiques réactionnaires, des suppôts bureaucratiques, mais aussi des figures post-modernes toutes aussi problématiques lorsqu’elles maquillent l’opportunisme intellectuel en ouverture d’esprit. Elles ont cependant un point commun indiscutable, et c’est à cela qu’on les reconnaît : elles n’ont rien proposé de neuf, ni dans la lecture, ni dans l’écriture de la théorie psychanalytique, pas une critique sérieuse ni une proposition originale n’ont vu le jour dans cette veine, avec le plus souvent, revendiqué comme des slogans « rien de nouveau sous le soleil » versus « ce qui compte, c’est de seulement dépoussiérer Freud ». Le milieu psychanalytique prend un retard conséquent sur la vie, durant qu’il se débat entre héritage, transmission impossible et carrières.

 

Réinventer n’est certes pas recommencer à zéro. Mais cela demande néanmoins de partir de rien, ce qui n’est pas rien, ce qui n’est pas zéro. Un rien comme degré zéro pour ne pas nous perdre dans un vide sans bords, pour inscrire un point de départ ayant quelques chances de donner suite. Le degré zéro du genre, c’est son statut d’objet à l’imaginaire, ainsi qu’il se rencontre au premier temps de son efficace, pour chacun·e, analysant·e·s ou analystes ou quiconque.

 

Pour éclairer cette rencontre avec le genre que nous vivons toutes et tous, avec la notion de genre et non avec le concept de genre que nous devons tenir en joue, je dois vous dire le chemin qui aura été le mien à ce sujet. Quel a été mon degré zéro du genre, bien avant de l’avoir choisi comme objet de travail ? Mais avant de répondre, une précision…

 

3 — Notion ou concept ?

Je dis notion et non pas concept, c’est une nuance importante. Car rien ne permet ni ne doit justifier, à ce jour, de prétendre ou de croire qu’à propos du genre quoi que ce soit ait été dit qui vaille conclusion par qui que ce soit. En premier lieu pour une raison temporelle, et c’est pour cela que nous pouvons désigner par actualités ces questions sexuelles, et d’autre part par précaution éthique et politique visant à maintenir l’effort critique qui ne doit pas faire défaut à nos tentatives de penser ces questions. Nul ne sait ce que serait ou pourrait être le périmètre clôt de ce à quoi le genre nous donne accès à propos du sexe et du sexuel. Sauf si l’on consent à une approche, à une conception réduite du genre telle que certaines perspectives psychologiques, sociologiques, politiques ou philosophiques, voire psychanalytiques en font usage et l’illustrent dans de trop nombreuses propositions récentes problématiques. À ce titre, nous aurons l’occasion d’explorer différentes symptomatologies réactionnaires, depuis leurs expressions dans certains discours ou prises de positions souvent peu exigeantes, presque systématiquement orientées actuellement contre le signifiant « trans » et ses affluents, dont l’exemple le plus sensible est la question des « enfants trans ». Des psychanalystes (souvent médiatisé·e·s et publié·e·s), mais aussi, par exemple, des femmellistes, mènent de véritables combats idéologiques, des guerres au nom du féminisme ou de l’éthique clinique qui nous serviront pour saisir le niveau de compromission contemporaine avec la tentation totalitaire, malades de vouloir défendre des nécessités politiques contre celles du Sujet. Je veux dire par là un certain nombre de militant·e·s, d’analystes, de professionnels de la profession, de « spécialistes de la solution des problèmes », pour reprendre l’expression de Neil Sheehan, ce journaliste américain à l’origine de la publication des Pentagone Papers en 1971, expression reprise et étendue par Hannah Arendt à sa suite.

Pourquoi ce pont direct avec cette théoricienne de la politique (du politique) ? Pour une raison aussi simple que l’ennemi qu’il s’agit de combattre, à savoir le fantasme travesti en revendications politiques au service d’un totalitarisme. Ici, celui du patriarcat sacralisé en lieu et place des effets insupportables du rapport sexuel qu’il n’y a pas. Fantasme patriarcal qui donne voix à l’expertise des experts en Père et autre triangulation œdipienne, ou bien encore en différence des sexes appuyés à leur idée toute personnelle de ce qui est nécessaire, quitte à démentir les faits, quitte à démentir violemment la contingence vivante des réalités psychiques d’une part, et corrompre d’autre part la nécessaire considération minutieuse du lieu de l’autre, de l’a/Autre du sexuel. Ces spécialistes, si sûr·e·s de savoir ce qui est nécessaire, nourrissent une politique du sexuel oublieuse d’un fait mis au jour par Freud et reformulé par Lacan dans l’expression bien connue à présent du séminaire La Logique du fantasme « L’inconscient, c’est la politique » (1966-1967). Comme s’il leur était insupportable ou impossible de reconnaître l’inconscient réel et la force de convocation de la Jouissance — disons, peut-être, l’économie pulsionnelle au sens large —, ces spécialistes de la solution des problèmes adeptes de la théorie des dominos nous permettent, cependant, de préciser le territoire et la nature de cet ennemi totalitaire qui doit être combattu, et dont il faut, peu à peu, réussir à préciser le nom. Puisqu’il se fait connaître tout spécialement aujourd’hui, dans le champ social transformé en champ de bataille, non seulement comme expression de la guerre des sexes, dans les violences sexuelles et sexistes, et plus certainement encore dans l’illustration symptomatique des tensions insoutenables entre l’individu et le sujet. J’ai dit fantasme patriarcal. Il faut détailler cela…

À titre personnel, j’ai longtemps considéré et pensé que le patriarcat était le problème. Le signifiant lui-même de « patriarcat » est très commode pour le désigner comme ennemi. Un excès de Père se fait entendre entre ces consonnes, et ses voyelles font résonner des cris étouffés. Le suspect fait un très bon coupable. Mais c’est un peu court de s’arrêter sur cette facilité. Il faut aller plus loin, il faut détailler, car le patriarcat est aussi le nom d’une Culture, qu’elle nous plaise ou non, et qu’à ce titre il mérite d’être analysé comme un authentique Malaise dans la Culture, et non pas seulement un malaise de la culture. Ceci pour dégager avec intérêts ce qui de ce patriarcat nous renseigne sur des éléments structurels qui méritent, après examen, d’être séparés de lui. Nous aurons l’occasion de travailler une paradoxale défense du patriarcat pour le réduire à peau de chagrin : sa nature véritable, et son authentique fonction. Alors, sera traitée une des questions de Marc « Le patriarcat ne convient pas, quoi d’autre ? ».

Donc, le patriarcat peut être le nom de l’ennemi, du problème, mais c’est un peu court. Alors j’ai proposé fantasme patriarcal, pour ne pas simplement, par exemple, désigner l’hétérosexualité blanche cisgenre comme étant le nom du problème, bien que cette notion soit féconde pour dégager, depuis les intersections catégorielles, des nuances essentielles dans les processus de discriminations et de violences. Un autre nom à cet ennemi doit être proposé, pour du même trait prendre conscience que le mot ennemi a déjà été prononcé plusieurs fois — sémantique guerrière. De quelle guerre s’agit-il ? De la guerre des sexes, telle que nous pouvons justifier et comprendre l’émergence nécessaire des féminismes ? Nous aurons à répondre à ces questions. Car il y a bien une guerre. Il y a des victimes, des blessé·e·s et des mort·e·s à entendre, réparer, honorer. Il y aussi des coupables et des responsables à traduire en Justice. 

Un autre nom donc, mais lequel ? Comment exprimer qu’au-delà de l’ennemi, nous devons nous intéresser à son objet psychique, au processus subjectif en cause, aux formations de l’inconscient loin des prétoires et des opinions. J’aimerais proposer ceci, pour cerner ce levier psychique central, le fantasme patriarcal hétérosexuelfantasme peut s’entendre dans sa définition psychanalytique, patriarcal comme référence à la Culture, et hétérosexuel en tant que témoin social où l’hétérosexualité n’est pas ici une orientation sexuelle, mais un régime politique. En anglais, la formulation semble plus simple, nous pourrions dire The Straight Fantasy of Patriarchy, qui nous permet de reformuler cette expression en français par Le fantasme hétéro du patriarcat. Puisque ce n’est pas l’ennemi — le fantasme n’est pas un ennemi —, c’est l’objet central de notre attention, notre point de départ et perspective, pour avancer sur nos questions d’actualités sexuelles par-delà toutes les nuances d’orientations sexuelles, d’identités de sexe ou de genre toutes concernées par ce fantasme hétéro du patriarcat, tel qu’il vient soutenir la marche du désir pour tous les sujets, en réponse aux conséquences irréductibles de ce que nous avons évoqué plus tôt comme les effets du rapport sexuel qu’il n’y a pas dans son expression lacanienne, ou bien encore les effets du Complexe d’œdipe dans son expression freudienne. Lorsque nous pourrons approfondir ceci, nous aurons l’occasion de traiter ce fait clinique que l’orientation sexuelle n’a pas de sens, bien que cela veut dire quelque chose par ailleurs, socialement, politiquement ou même culturellement et sexuellement. Je donne aussi un autre nom à ce fantasme : le fantasme hétéros-patriarche, il nous intéressera ultérieurement pour aborder un autre fantasme qui le décomplète, le fantasme a-patride, ouvrant lui-même à la compréhension d’une autre sexuation que la sexuation lacanienne (une sexuation du tiers exclus, celle dite de l’exclusive nécessaire), l’a-sexuation (une sexuation du tiers inclus, celle dite de l’inclusive nécessaire), ouvrant elle-même à des nouveaux discours qui complètent à leur tour les discours dégagés par Lacan (discours). Lacan a dégagé les discours de l’hystérie, discours de l’université, discours du maître, discours psychanalytique. Nous verrons peu à peu comment l’a-sexuation ouvre un accès à quatre autres discours : le discours identitaire, le discours trans, le discours féministe et le discours écologiste.

 

4 — Mon degré zéro du genre

J’en reviens à mon degré zéro du genre. Comment ai-je rencontré le genre ?

Comment tout le monde, d’abord sans m’en rendre compte. Et cela a duré plusieurs années. Je suis né en 1976, si le féminisme était très actif à cette période les questions d’identités sexuelles ou d’identité de genre n’avaient pas la place dans le discours ambiant que nous leur connaissons à présent. À cette période, la parole de certain·e·s psychanalystes était diffusée dans les médias, notamment celle de Françoise Dolto sur les ondes d’Europe 1 en 1969 (SOS psychanalyste !, où elle intervenait en direct sous le pseudonyme de Docteur X), et surtout sur France Inter entre 1976 et 1978 (une émission quotidienne animée par Jacques Pradel, Lorsque l’enfant paraît, où cette fois elle répondait aux courriers des auditeurices). Nous pouvons aussi citer l’émission de télévision Psy Show en 1984-1985 à laquelle participait Serge Leclaire.

Je cite Françoise Dolto car elle marque mon entrée en psychanalyse. Non pas durant mes deux premières années de vie, même si ma mère écoutait l’émission à la radio, mais surtout à l’adolescence, lorsque notre abonnement familial à France-Loisirs nous a fait recevoir une sélection d’ouvrages dont La cause des adolescents. J’avais douze ans, c’était mon premier livre de psychanalyse, et ma première pensée consciente à propos de l’inconscient sur l’invitation de ma chère Françoise D. Ensuite, tout un temps de ma vie de jeune adulte, ce livre a disparu de mes cartons. Je n’ai jamais réussi à le retrouver ni à la cave ni au grenier, au point de douter l’avoir jamais eu entre mes mains, ainsi que le pensaient mes parents par ailleurs. Trente ans plus tard, à l’occasion de mon expérience de la passe en tant que passant, et par une série de hasards dont la vie a le secret, le livre est arrivé un matin, alors que j’allais rejoindre l’une de mes passeuses pour l’un des nos derniers entretiens. Sur le chemin vers le café où nous avions rendez-vous, j’ai déballé le colis et me suis arrêté tout net sur le trottoir en feuilletant le livre. C’était mon exemplaire du livre de Françoise Dolto, ma cause d’adolescent m’était revenue sur l’invitation de la passe. Je l’avais dans mes mains et je lisais dans les marges des pages mes annotations de l’époque qui, tout à coup, m’étaient revenues en mémoire. Je me souvenais avoir inscrit des choses précises sur la parole, l’importance de la parole, et souligné des phrases capitales, que je retrouvais en feuilletant, dont celle-ci que je n’oublierai jamais « Les mal-partis, la psychanalyse peut les sauver ».

Quel rapport avec le genre, me direz-vous ? Je ne l’ai découvert que récemment, en feuilletant à nouveau ce livre et mes annotations. L’une d’elles a éclairé mon degré zéro du genre. Dans le chapitre consacré aux identités adolescentes, Dolto parle du choix des vêtements, du style adopté pour donner forme à une identité en construction. Dans la marge, j’y avais écrit « look sexuel » et « genre », c’était ma traduction des paragraphes concernés. En le relisant, il y a quelques semaines de cela, alors que je tente de théoriser ces questions depuis longtemps avec l’oubli de cette rencontre historique personnelle, j’ai compris que le genre m’avait attrapé à ce moment-là précisément. Une conception du genre qui ne me convient pas aujourd’hui, trop alourdie par les questions d’apparences et de réalité, trop aveugle des processus psychiques inconscients qui m’ont intéressé depuis à propos du genre. Mais c’est mon degré zéro du genre, là où il m’est apparu d’abord comme objet à l’imaginaire, donc à la réalité et au corps.

Mais j’ai précisé, en introduction, qu’aucune expertise personnelle du genre ne mérite d’être considérée d’emblée comme étant valable pour d’autres. Ce qui ne veut pas dire qu’aucune expérience du genre n’est vraie, elles le sont toutes et c’est de cette incommensurable expérience dont il faut tenir compte et prendre soin. C’est de cette manière que je me suis mis au travail sur ces questions dans une perspective de recherche, à partir du genre comme objet à l’imaginaire — et non comme objet imaginaire. À l’imaginaire, donc là où le genre objet active un trouble en paraissant, à la réalité et au corps, à propos du sexe ainsi réveillé de son sommeil trompeur qui fait passer le sexe pour une donnée, pour être sûr. La parution du genre, sa rencontre, est une expérience troublante, dérageante, instantanée ou durable, que nous pouvons qualifier d’expérience queer, ou d’expérience de l’inquiétant (Unheimliche). Là où le genre paraît dans une dimension, le sexe vacille dans une autre dimension. Là où le genre trouble, à l’imaginaire quand il se présente, le sexe tremble au symbolique, c’est la première étape pour le saisir, le reconnaitre. Dans une deuxième étape, quand le genre processus symbolique relève le gant du trouble du sexe au symbolique, il permet la recréation du sexe à l’imaginaire où il est instance, instance de croyance soutenue des représentations qui lui sont liées pouvant atteindre une sorte de confirmation, d’unité ou de cohérence.

Je répète. Par exemple, je rencontre un·e être humain·e que je ne sais pas lire, ni situer dans le paysage sexuel, c’est une expérience queer : je ne sais pas qui iel est, ni ce qu’iel est ni ce qu’iel fait. Alors, mon intranquillité inconsciente, vis-à-vis de ma place et de ma fonction dans le paysage sexuel (de mon sexe, disons) trop insûrs, exige que quelque chose vienne répondre à ce trouble qui peut m’être insupportable, exige que l’appareil psychique travaille à le circonscrire, à le réduire. Car depuis le genre rencontré sur l’autre, qui réactive l’incertitude de mon sexe, s’ouvre une interrogation/interpellation inconsciente, qui rouvre à la création/recréation du sexe qui va suivre, en différentes étapes. Résumons ces deux premières étapes, le genre se présente (objet à l’imaginaire), le sexe est troublé (processus au symbolique), le genre est mis au sens (processus au symbolique), ce qui rétablit la représentation du sexe (instance à l’imaginaire). À ce stade, une réassurance peut apparaître et suffir, ou non : à l’instant d’isoler un point de l’espace, le sexe par exemple, reprend vie dans la logique ordinaire de la réalité phénoménale, libéré pour un moment des aléas qui le structurent en coulisses. J’ai proposé dans une définition possible du genre et du sexe en psychanalyse : « le genre est la limite située à la fois à l’extérieur et à l’intérieur du sexe, le littoral ou la marge du sexe capable d’en révéler la profondeur de champ. Le genre apparaît sous l’effet du sexuel ; il interroge les savoirs inconscients de la différence sexuelle, et fait vaciller les identifications jusqu’à leur renouvellement. Ainsi, le genre défait le sexe et crée le sexe dans l’entre-deux de son trouble intermittent, à l’instant de stabilité où il s’éprouve. » Rien de plus, tel est le Gheschlescht (terme employé par Freud, que l’on peut traduire par genredesexe). Ceci est accessible à condition d’appréhender le sexe et le genre comme deux inconnues d’une équation irréductible, comme deux semblants d’un réel que nous avons depuis trop longtemps désigné, à tort, par le seul mot « sexe » (le sexe, les deux sexes), trop contents d’avoir trouvé là le moyen à priori incontestable pour trier la masse humaine, jusqu’à lui donner une place au titre de quelques colloques qui parfois s’intitulent d’une des variations possibles du type « le sexe et ses semblants », sauf que sexe est un semblant. On entend immédiatement l’erreur commune qui fait de sexe une donnée. C’est bien ce que la clinique du genre nous enseigne, depuis le trouble du genre qui révèle ce sexe de ce qu’il n’est pas à quoi nous continuons de croire pourtant pour le compte de l’individu, et ouvre à la possibilité de créer le sexe nouveau qui convient mieux au sujet de l’inconscient. Pour aujourd’hui, nous n’irons pas plus loin dans l’exploration des autres étapes ni du background qu’est la sexuation dans cette affaire.

Comment ai-je bricolé cela ? À partir du genre objet à l’imaginaire, pour avancer dans mes travaux préparatoires à l’élaboration d’une thèse de doctorat, j’ai tiré ce fil pour connaître les qualités du genre dans les autres registres que sont le réel et le symbolique. Il me fallait une méthode, une recette pas trop éloignée de l’expérience psychanalytique et de sa pratique. Ne sachant pas du tout comment m’y prendre, très découragé par les textes disponibles sur les lectures de la sexuation lacanienne ou le primat du phallus, le penisneid, etc., j’ai bricolé mon propre outillage, que j’espérais psychanalytique. J’ai organisé un double trident, freudien et lacanien, espérant par là obtenir des résultats susceptibles d’être soumis à la question, passés au grill des faits et des pensées, susceptibles d’être vérifiés par d’autres praticien·nes de l’analyse. Partant d’un état du genre, celui de l’objet, dans un registre, l’imaginaire, je me suis proposé d’extrapoler pour les deux autres registres, réel et symbolique, deux autres états, ceux du processus et de l’instance. J’avais donc mes deux tridents : objet, processus, instance et imaginaire, symbolique, réel. Outil plus bricolé qu’inventé puisqu’il est un gloubiboulga à ma façon de ce que j’avais cru comprendre de la psychanalyse à ce moment-là. Vous le trouverez dans un premier petit tableau en annexe. N’empêche qu’il a été très vite efficace, et plutôt solide d’un point de vue méthodologique. Ce qui a fait dire à l’un des membres du jury de la thèse en question, plus que conservateur, après avoir finalement lu ce travail, à contrecœur, cette déclaration d’amour en forme de menace en arrivant sur le lieu de la soutenance : « Finalement, j’ai lu votre truc, le pire c’est que ça marche, et en plus c’est freudien ».

 

5 — La conversation pour méthode

Je vous raconte ce moment de travail non pas pour vous dire que je crois avoir réussi à attraper quelque chose, cela reste à prouver et ce n’est pas à moi de le faire, mais pour mettre en œuvre un des objectifs de ces conversations, à savoir celui de l’expression de la pratique clinique psychanalytique. Et ceci sans besoin de s’en remettre à des cas cliniques ou des vignettes, que j’ai décidé de proscrire totalement, pour moi et l’ensemble des invité·e·s. J’ai la conviction que dire la pratique clinique psychanalytique ne peut pas passer par des illustrations, mais uniquement des expressions directes de l’expérience,  des productions littéraires ou des mises en scène mathématiques. Quand bien même cela est très délicat et demande des efforts très conséquents que nous n’avons pas souvent l’occasion de fournir. Nous serons concentré·e·s sur ce risque de la prise de parole, de la part de celles et ceux qui prendront la parole dans les conversations ou dans les discussions, le risque de la parole, avec toutes les précautions nécessaires, sans oublier la part de celles et ceux qui se tairont. Ces conversations seront l’occasion de présentations de praticien·nes de la psychanalyse, à savoir analystes et/ou analysant·e·s qui toustes pratiquent la psychanalyse — il y aura aussi des écrivains et des écrivaines, et des chanteurs et des chanteuses ou mathématicien·nes qui partagent l’expérience de la parole adressée.

Dans l’immédiat, la conversation sera celle que j’entretiens avec la place vide, qui n’est pas une absence ni une disparition, mais finalement se révèle être celle avec qui, avec quoi toustes les praticien·e·s de la psychanalyse, dans un fauteuil ou sur un divan, se trouvent à éprouver le lieu, et le lien de ce qu’il convient d’affronter pour éclairer cet a/Autre du sexuel que l’analyste et l’analysant·e se trouvent être tour à tour. Alors, la place vide est une foule. Des conversations qui serviront de support à nos discussions pour décortiquer, entendre, interroger une série de propositions, de trouvailles et de questionnements. Ceci pour les défaire, les prolonger, les maintenir ouverts.

Ce que j’évoque à présent coïncide, l’air de rien, avec la question de la formation de l’analyste. Cette question a très largement occupé tous les échanges préalables au démarrage de ce projet. C’est une question centrale, à laquelle les conversations souhaitées n’échappent pas. J’ai moi-même fréquenté durant une douzaine d’années une école de psychanalyse, l’École de psychanalyse Sigmund Freud (EpSF), dans laquelle je me suis inscrit après avoir péniblement tenté d’approcher d’autres lieux où une place était possible sans être condamné à demeurer un élève ou un ancien étudiant pour toujours vis-à-vis de supposé·e·s maîtres ou supposé·e·s professeur·e·s. Dans cette école, j’y ai fait la part la plus importante de ma formation, celle où j’ai pu, où j’ai dû, non sans difficultés, éprouver et démêler l’impossible du groupe dans sa dimension la plus crasse, mais aussi la tentation totalitaire inhérente à toute institution que rien ne vient traiter, seulement réguler assez pour que le travail des un·e·s et des autres se poursuivent. Je peux témoigner que l’on y mène néanmoins sa barque, d’une mer à inventer avec la barque, comme l’écrit Nazim Hikmet : une barque qui peut inventer d’autres mers et parcourir les archipels du Tout-Monde. Ceci n’empêche pas les accidents, n’évite pas les départs, les démissions, les conflits parfois très violents et les atteintes subjectives graves. Ceci renforce et confirme, s’il le fallait, que la seule formation de l’analyste existante ce sont les formations de l’inconscient, celles qui se laissent connaître dans la cure, rien que la cure, en intension et en extension. Alors, ayant commencé à recevoir des analysant·e·s depuis seize ans environ, je me trouve désormais obligé par les cures d’ouvrir un quelque chose, un bras de mer. Je ne suis pas sûr du tout d’y parvenir, ni que cela ait une quelconque chance de réussir. Mais ce n’est pas cela qui est important pour débuter. Ce qui compte, c’est ce qui a décidé, à savoir mon expérience de la psychanalyse aujourd’hui qui m’invite à répondre, depuis les cures, à l’au-delà des cures. Tout ceci appuyé et déterminé par un enjeu principal, élaborer peu à peu un complément à la Théorie sexuelle, réinventer un bout de psychanalyse à partir d’un objet qui la trouble plus qu’aucun autre depuis fort longtemps, que nous pouvons désigner par « genre », mais qui peut et doit aussi bien être désigné par « trans » et « iel » à présent, nous aurons l’occasion d’explorer ces variations signifiantes.

 

6 — Comment en sommes-nous arrivé·e·s là ?

J’en reviens, pour avancer vers une conclusion temporaire à cette introduction, à la question de départ. Comment en sommes-nous arrivé·e·s là ? D’être interpellé·e·s par la possibilité de considérer la Psychanalyse et les Actualités sexuelles, ce paradoxe ?

 

Cette question exprime l’incontournable dimension politique inscrite au cœur du questionnement en psychanalyse — à propos de l’inconscient, du fait sexuel et du désir —, qui ne manque jamais de poursuivre un dialogue avec le monde dans lequel elle s’exerce.

Plusieurs éléments se distinguent (2) :

1 — Toutes ressemblances avec notre situation politique nationale (et mondiale) ne sauraient être fortuites, mais bel et bien l’expression d’un symptôme qui va nous intéresser intensément : celui de la contamination du champ social par les savoirs sur le sexuel issus de l’expérience psychanalytique, dont les effets hors-cure mais pas sans transfert confirment leur incidence directe et indirecte sur le lien social, sur la possibilité de faire société ou collectif, et sur l’économie libidinale en général. 

2 — L’agonie lancinante et incontestable du patriarcat, agonie cependant combattue par quelques hommes et femmes mal-castré·e·s, assène à toutes et tous des coups toujours plus violents à mesure que la parole et ses effets gagnent le terrain qui leur était refusé. Au point que la bataille engagée, bataille pour la vie et pour le savoir, semble perdue de toujours. Ce qui n’a rien d’étonnant, pour un système fondé sur l’exclusice nécessaire, sur le meurtre du père et le repas totémique qui en impose la récurrence, et son maintien quoiqu’il en coute bien que morbide.

 

Ceci nous invite à apprécier notre situation présente, celle de notre culture, celle de la psychanalyse en expérience, à la lumière des actualités sexuelles. J’insiste sur cette perspective : ce sont les actualités sexuelles qui peuvent enseigner la psychanalyse et non l’inverse, sauf à nous maintenir encore, délibérément et aveuglément, dans un mouvement diagnostique, académique et idéologique. Car ce qui se présente dans l’expérience mérite d’être accueilli, entendu à la hauteur de ses qualités inouïes, encore insues dont il faut éclairer les contours, les dynamiques, les capacités créatives et la puissance critique contre le symbolique que le réel vient traiter là où il prend forme dans nos réalités, là où jouent les semblant : entre réel et imaginaire. 

Dans le fauteuil, sur le divan, nous écoutons, nous disons ce qui n’a pas encore été pensé au point d’avoir déjà produit des élaborations nouvelles. C’est un fait analytique, c’est l’essence même de la psychanalyse. Il est pourtant contesté, par l’insistance de l’attitude surplombante des connaissances théoriques de nos bibliothèques bien garnies, écrasant inlassablement les savoirs en instance de paraître. Ce qui condamne, depuis déjà quarante années, la psychanalyse à l’engourdissement bourgeois dont elle souffre en son centre, là où sa dimension institutionnelle (celle des sociétés savantes, des écoles de psychanalyse ou des universités) l’encourage à refuser un savoir encore inconscient, dont la mise à l’écart, par les grâces du démenti principalement, obstrue comme un fécalome les voies d’écoulement nécessaires à nos humeurs contemporaines.

 

Notre situation présente est violemment paradoxale. Durant tout ce temps que la psychanalyse a amplement fait, et continue de faire la sourde oreille à ce qui lui est adressé, dans l’intimité de la cure ou sur la place publique, des constructions et des élaborations incontournables se sont produites au-dehors d’elle pour l’essentiel, au point qu’elle peut continuer, aujourd’hui, d’accueillir ce qu’elle ne sait pas accueillir autrement que pour des particularismes, des phénomènes mineurs ou minoritaires. Sa collaboration historique avec l’Universel majeur lui coûte sa capacité d’éveil et d’émerveillement devant les métamorphoses infinies de la libido. Elle s’est rendue coupable d’un conservatisme pathogène permettant, à celles et ceux que je qualifie de Portes-Phallus, de tenir particulièrement à distance de son œuvre les questions dites de genre, les apports féconds de la transpective (perspective trans) et l’ouverture grandiose de l’écriture épicène où la langue continue de se créer.

En d’autres termes, rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque, cette invitation de Lacan aux analystes de tout poil, qui n’a pas été suivie d’effet autant que cela était attendu. Elle visait pourtant à éviter que les candidat·e·s à la fonction d’analyste se piègent dans celle de simples « interprète dans la discorde des langages ». Depuis lors, les expressions identitaires nouvelles ont pu encourager une réification trompeuse des subjectivités faute de pouvoir maintenir ouvert le champ du sujet de l’inconscient en ce début de 21è siècle. Ceci ayant accouché, aux forceps, de perspectives philosophiques et existentielles peu utiles au procèssus analytique dès alors fantasmé d’être queer, ou féministe, ou intersectionnel au point de confondre son dehors et son dedans, de lâcher l’hypothèse de l’inconscient et la loi du signifiant. L’inconscient est politiquement incorrect, tenter de lui redorer le blason avec des paillettes à la mode n’a pas d’autre sens que celui de l’évitement, ou de l’amalgame contre-productif fondé de la confusion de l’identitaire et de l’identité principalement. Cette critique, que je formule ici, figure ce paradoxe dont il faut souffrir suffisamment pour en apprendre quelque chose et, du même trait, en extraire les maniements dans la cure des effets de signifiants des actualités sexuelles : si le discours ambiant demande de préciser à l’extrême les qualités identitaires de toustes celles et ceux qui s’expriment, ainsi que leur propos eux-mêmes, nous devons rester plus que vigilant·e·s aux particularismes ainsi encouragés sans craindre de s’affilier à l’Universel majeur qui totalise le divers. Et si nous devons, évidemment, battre la psychanalyse comme une campagne partout où elle refuse les effets des féminismes, du queer ou de l’intersectionnalité, nous devons le faire sans concession. L’identitaire est une matière, une matière noire. L’identité n’en sait rien, ne peut pas le savoir, mais peut être crue être une étoile tandis qu’elle est plutôt une supernova.

Un autre élément du paradoxe en question est agrégé irrémédiablement sur la question de la transmission de la psychanalyse. Transmission impossible, exigeant l’exigence de la réinvention perpétuelle méritant d’être tenue à l’écart des enjeux d’héritage et de filiation dans le milieu psychanalytique. Car la formation du psychanalyste s’en trouve privée de pouvoir apprécier les déformations du psychanalyste largement abandonnées aux cures individuelles sans écho suffisant dans l’élaboration commune des symptômes en partage que les praticiens et les praticiennes, analysant·e·s et/ou analystes peuvent néanmoins mettre au travail, soumettre à la question pour ne pas reculer devant ce qui s’amène, puisque ces déformations, ces transformations, ces transsexuations sont les voies de formation de l’analyste où la transmission se maintient impossible, donc praticable.

 

La rue, la jeunesse, les diverses communautés qui constituent notre société ont pris, sur le milieu psychanalytique, une avance très importante, difficile à réduire. Iels en savent plus que nous, et cependant d’une manière qui mérite d’être étendue par la perspective analytique. Ceci sera très visible dans les conversations à venir lorsqu’il y aura à reprendre des arguments et des élaborations pourtant disponibles depuis plusieurs décennies, dont toutes ou presque continuent de produire encore aujourd’hui un étonnant effet de surprise sur un discours, le discours psychanalytique, et sur les analystes, dont nous étions pourtant en droit d’attendre, compte tenu des cures qui n’ont pas cessé d’avancer avec leur temps, un peu plus de modernité sans besoin qu’elle soit épinglée comme une plus-value ou un caractère spécifique, mais simplement la marque de son temps.

 

Nous reprendrons donc, point à point, l’étude de nombreux éléments et de non moins nombreuses notions qui n’ont plus de secret pour la relève de notre époque, pour une large part des analysants et analysantes qui viennent dire en séances. Là où bien souvent nous sommes interpellé·e·s par ce qui ne fait plus question pour nombre de nos contemporain·e·s.

Ce constat n’est pas décourageant, puisque relever tout dire de ce qui lui échappe dans le dit fait le lit de l’écoute analytique et de son acte. Si pour nombre d’analysants et d’analysantes les questions dites de genre, le trans et le iel ne font plus mystère, c’est d’une part une bonne occasion pour l’analyste de rejoindre à son horizon la subjectivité qui se présente à son écoute, ce qui d’autre part ouvre à la possibilité pour ciel qui dit d’entendre son dire par l’écho inconscient que son analyste voudra bien assumer de supporter pour soutenir la promesse et le processus de la cure.

 

7 — À la Goutte d’or

Pourquoi converser dans un lavoir, à la Goutte d’or ?…

Nous sommes au Lavoir Moderne Parisien, lieu historique de paroles échangées autour d’une tâche domestique : laver le linge. Une affaire de femmes, comme celle des conversations qui n’ont été repérées comme telles qu’à la faveur de leur exercice mondain des salons d’autrefois laissés à l’autonomie relative des femmes considérées aptes à discuter des choses non étatiques, non primordiales pour la royauté et autres régimes politiques : à savoir le sentiment, l’allure, la musique ou les arts de portée mineure, la bienséance et la formation des femmes de la société.

Durant plusieurs années, j’ai écrit dans mon coin et diffusé marginalement des textes sur internet, j’ai produit aussi quelques livres en autonomie sur le plan éditorial. Mais l’exercice du billet solitaire, comme la masturbation, invite à l’ouverture, au partage pour risquer sa mise érotique dans d’autres activités sexuelles. Je me suis renseigné sur les usages du monde. J’ai redécouvert ce qu’étaient les conversations d’autrefois.

Mon salon étant trop petit pour y convier une petite foule, et ne maîtrisant pas les codes de la bonne société, le quartier de La Goutte d’or s’est imposé comme mon adresse. J’y vis et j’y travaille à présent. Alors c’est ici que nous nous rencontrerons, en espérant que ces occasions soient aussi agréables que la dégustation d’une conversation, cette petite tarte rendue célèbre, au 18e siècle, par Mme d’Epinay, qui savait recevoir, dont la recette fut diffusée par ses soins dans un texte intitulé Les conversations d’Émilie. Sucre, poudre d’amandes, des œufs et un peu de technique. Il n’y a plus beaucoup d’endroits à Paris où il est possible d’en déguster, les adresses restent confidentielles. Je ne vous donnerai pas ces adresses, puisque nous tenterons d’en réinventer la recette.

 

Ici les conversations ne seront pas des utopies politiques, ni des mondanités surannées qui font les scénarios éculés des fictions cinématographiques et des simulacres de pensées auxquelles nous sommes confrontés là où l’intellectualisme préside à tout.

Il y aura donc, dans ces conversations, des choses très compliquées, car la vie psychique est très compliquée. Elle exige d’être au travail comme on dit tout le temps. Ce n’est pas grave. Il n’est pas nécessaire de comprendre pour profiter du sens, et mieux encore des déplacements que l’écoute attentive d’une proposition peut générer dans le corps, dans la tête de nous toutes et tous rassemblées provisoirement pour cet exercice, pour ce travail car c’est un travail collectif. Que l’on écoute, que l’on dise ou qu’on se taise, c’est un travail que nous allons faire ici. Nous nous appuierons sur la logique et ses impasses ou ses dépassements, sur l’intuition à la faveur de quelques égarements. Nous tordrons la langue, nous écouterons l’espace, nous tenterons des écritures à propos de choses qui forcent à transgresser les règles grammaticales et font refleurir nos orthographes endormies.

 

Alors, comment s’y prendre, que l’on soit déjà initié·e à ces questions ou bien tout à fait naïf·ve ? Pour soutenir cet effort d’ouverture et d’approfondissement des questions dites « de genre », que je préfère énoncer comme une Clinique du genre psychanalyse, j’ai commis un petit livre sous le titre Parle à mon corps, qui est de près et de loin une version plus littéraire de mon premier ouvrage intitulé Le sexe réinventé par le genre dont le texte est un peu complexe m’a t-on dit. Aussi, Parle à mon corps, qui n’est pas un roman à proprement parler, ni même de la littérature selon les canons en vigueur, peut aider à entrer et progresser dans une série, assez vaste, de questionnements que le personnage principal, Marc, nous permet de suivre avec iel. C’est de ce texte que sont issues les treize questions qui serviront de prétextes aux conversations pour tenter d’y répondre. Je dis bien, tenter.

 

Je conclus avec ces treize questions, qui ne seront pas égrainées comme un chapelet, mais traitées pêle-mêle les unes les autres au fil de nos errements : 

  1. Et pourquoi moi je dois sexuer comme toi ?
  2. Comment le sexe vient au mental ?
  3. Quelle sexualité pour qui sait le sexuel ?
  4. L’orientation sexuelle a-t-elle un sens ?
  5. Le patriarcat ne convient pas, quoi d’autre ?
  6. Être une mère comme un homme ?
  7. Un·e trans psychanalyste ?
  8. À quoi répond l’excitation sexuelle ?
  9. Quelle définition psychanalytique du genre, du sexe ?
  10. Une sexuation hors Phallus ?
  11. Metoo & Psychanalyse ?
  12. Y’a pas de rapport sexuel, quid d’un rapport de genre ?
  13. Quelle nouvelle perversion ?

 

La prochaine fois, je parlerai sous l’intitulé « Mon divan trembla », en référence et hommage à James Baldwin, pour parler un peu d’amour. Pour cheminer entre deux érotiques : Du sexe guérir l’amour, Faire l’amour du sexe. Nous abandonnerons la leçon inaugurale d’aujourd’hui pour un autre format, plus poétique je l’espère.

 

D’ici là, quand vous aurez pu réécouter cette première séance, vous pourrez, au-delà de la discussion que nous allons avoir à présent, adresser (par mail) vos questions et commentaires. Nos prochaines rencontres y répondront peut-être, d’une manière ou d’une autre. Merci de m’avoir écouté.

 

Vincent Bourseul

 

Fin

Annexes

 

Définition psychanalytique du genre (2013) : le genre est la limite située à la fois à l’extérieur et à l’intérieur du sexe, le littoral ou la marge du sexe capable d’en révéler la profondeur de champ. Le genre apparaît sous l’effet du sexuel ; il interroge les savoirs inconscients de la différence sexuelle, et fait vaciller les identifications jusqu’à leur renouvellement. Ainsi, le genre défait le sexe et crée le sexe dans l’entre-deux de son trouble intermittent, à l’instant de stabilité où il s’éprouve.

Construction du tableau :

Imaginaire (1) Symbolique (2) Réel (5)
Genre (1) objet (1) processus (3) instance impossible (7)
Sexe (2) instance (4) objet (2) processus impossible (5)
Sexuation (6) processus (7) instance (7) objet impossible (6)