Conversation avec l’identité, l’identitaire et l’identification (2024)

Conversation avec l’identité, l’identitaire et l’identification (2024)

Conversation avec l’identité, l’identitaire et l’identification

 

Publié sur internet, décembre 2024.

Pour accéder aux références du texte, télécharger l’article en PDF.

« Si dans Récoltes et semailles je m’adresse à quelqu’un d’autre encore qu’à moi-même, ce n’est pas à un “public” ». Je m’y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule. C’est à celui en toi qui sait être seul, à l’enfant, que je voudrais parler, et à personne d’autre. Il est loin souvent l’enfant, je le sais bien. Il en a vu de toutes les couleurs et depuis belle lurette. Il s’est planqué Dieu sait où, et c’est pas facile, souvent, d’arriver jusqu’à lui. On jurerait qu’il est mort depuis toujours, qu’il n’a jamais existé plutôt — et pourtant, je suis sûr qu’il est là quelque part, et bien en vie. »

 

1 — L’identité mégenre le ciel  

2 — Sans consentement, l’identitaire  

3 — Une communauté des solitaires, loin l’identification 

 

Bonjour à toutes et tous, 

Soyez les bienvenu·e·s pour cette troisième séance des Conversations sur l’inconscient, le lien social et les sexuations.

Je vois que vous n’êtes pas allé à l’inauguration de Notre-Dame avec Donald Trump.

Aujourd’hui, je mène la conversation en solo. Au mois de janvier, nous accueillerons notre premier invité, Bruno Perreau, politiste et professeur au MIT de Boston. Nous converserons avec lui d’intrasectionnalité, d’intersectionnalité, d’universalisme minoritaire et de théorie queer.

 

***

 

Venons-en à notre sujet du jour.

L’identité, l’identitaire et l’identification ne constituent pas une trinité exemplaire dans le champ psychanalytique ; elle n’est ni constituée ni envisagée. La plupart du temps, ces signifiants-là sont mis en place de qualificatifs les uns des autres, ou de raccourcis symptomatiques désignant des éléments pathogènes ou morbides.

 

Si l’identification est une notion assez bien connue de la psychanalyse, par sa conceptualisation et son emploi, ceci n’est pas également vrai pour l’identité ni pour l’identitaire. Dans ces conditions, le recours ordinaire à ces deux notions, à propos de la pratique clinique psychanalytique, semble délicat ou fatalement approximatif. En effet, il demeure difficile, voire impossible, de soutenir et définir ce que ce serait, par exemple, l’identité de l’analyste — puisse-t-iel être qualifié·e de freudien ou lacanien ou marxiste ou fétichiste —, ou bien l’identité de la psychanalyse, ni même ce que serait une clinique identitaire ou non-identitaire.

Pourtant, nous percevons aisément, de les entendre, la nécessité actuelle d’affronter ce que l’identitaire et l’identité ont à nous apprendre sur certaines dimensions de la pratique clinique et de l’élaboration théorique. Mais sans une hypothèse de définition ou de repérage métapsychologique minimal, nous risquerions des spéculations idéologiques sans pouvoir traiter utilement les questions et les pratiques engagées avec ces signifiants. Je vais donc vous proposer, une fois encore, un tableau, en guise d’hypothèse.

Certains travaux issus de l’expérience psychanalytique ont d’ores et déjà affronté l’identité et ses enjeux. Diverses revues se sont intéressées à la clinique de l’identité, des monographies ont été consacrées à cette perspective.

Cependant, définir ce qu’est l’identité en psychanalyse n’a pas trouvé de réponse suffisante à l’heure actuelle, outre que son avènement postérieur à la naissance de la Psychanalyse a questionné d’emblée la Psychanalyse freudienne, sans qu’il ait été possible d’en saisir les qualités au profit d’une attention portée sur les dérangements et les perturbations qu’elle induit au-dehors d’elle plutôt que l’étude de ses troubles internes.

L’identitaire, quant à lui, soulève immédiatement une autre question, celle de son emploi politique visant à désigner, d’une part, une forme de revendication radicalisée d’une identité dans les mouvements identitaires, notamment ceux que nous nommons « les identitaires » du côté des militant·e·s d’extrême droite (par exemple, les Némésis, ces jours-ci, dans l’actualité), et d’autre part, le trou identitaire des mémoires perdues des terroristes du djihad que leur fanatisme vient tenter de réduire

 

Nous sommes contraint·e·s d’explorer simultanément trois territoires — psychique, sociologique et politique — en profitant de leurs zones de recouvrement, de leurs intersections.

Voici donc en trois points et trois temps d’un itinéraire guidé par l’objet, que nous allons suivre à la trace, de quoi illustrer l’utilisation de ces deux tableaux de repérage de l’identité, l’identitaire et l’identification et celui du genre, sexe et sexuation.

 

Par la diagonale, se dégage un chemin possible : à l’imaginaire, l’identité et le genre partagent d’y être objet, ainsi que l’identification et le sexe le sont au symbolique, mais également l’identitaire et la sexuation comme objet impossible au réel.

 

Nous suivrons l’objet en trois parties, telles que nous pouvons nous représenter la manœuvre d’une cure, qui ne fait pas modèle, en trois actes. Ceci en invitant des actualités sexuelles récentes. 

 

1 — Premier mouvement — S/R — L’identité mégenre le ciel : du supposé savoir au réel inconscient.

2 — Second mouvement — R/I — Sans consentement, l’identitaire : de l’inconscient réel à l’imaginaire spéculaire.

3 — Troisième mouvement — I/S — Une communauté de solitaires, loin l’identification : de l’imaginaire non spéculaire au savoir supposé.

 

1 — L’identité mégenre le ciel

Qu’elle soit nationale, sexuelle, culturelle, politique, hybride, métisse ou déconstruite, l’identité dissimule inlassablement, sous son allure de stabilité, son état véritable qu’est celui de la crise. Ce que nous perdons de vue toutes les fois où l’identité se présente, chaque fois qu’elle se manifeste, qu’on la défend ou qu’on l’attaque. Nous ne savons plus que l’identité n’est pas disjointe de la crise d’identité considérée, à tort, comme une perturbation de l’identité, une turbulence temporaire laissant croire à son imaginaire rétablissement vers son homogénéité fantasmée oublieuse de la crise qui la fonde et l’agite continuellement.

L’identité est pourtant apparue pour ce qu’elle est dans notre époque, disons depuis le milieu du XXe  iècle, sous les traits de la crise d’identité, et plus particulièrement de la crise adolescente, en 1968. C’est un patient d’Anna Freud qui a élevé l’identité à son rang d’usage contemporain, il s’appelait Erik Erikson (rien à voir avec l’Erikson de l’hypnose).

Drôle de hasard… le genre, tel que nous l’envisageons dans notre époque, est lui élevé dans le discours par John Money, notamment, en 1955. Ainsi donc, genre et identité sont apparus avec le sens que nous leur attribuons à présent au même moment de l’Histoire, dans les années 1950-1960, donc après la guerre de 1939-1945.

Identité et genre partagent depuis leurs émergences concomitantes, de n’être pas considérées comme des notions psychanalytiques, tandis qu’iels témoignent pourtant du saisissement de deux processus de crises subjectives qui intéressent et interpellent l’inconscient : celui de l’identitaire (non désigné à ce moment-là), et celui du réel du sexe (non mentionné non plus à ce moment-là). Depuis lors, identité et genre dansent autour du sexe dans l’angle mort de notre vision.

John Money développera, dans les années 1950-1960 la notion d’identité de genre, et celle de noyau de l’identité de genre laissant ouverts ces signifiants à leur dynamisme, ce que Robert Stoller viendra peu après formaliser et fixer exagérément dans une conception psychologique développementale mécanique du genre arrimé au sexe, au point d’avoir perdu de vue leur matière (l’identitaire, le réel du sexe, le sexuel) au profit de leur forme (l’identité, le sexe, le genre).

L’identité de genre a été, et reste depuis lors, le meilleur moyen de fixer le genre dans un fantasme identitaire : celui d’une homogénéité sexuelle subjective. Ce qui permet aux responsables politiques, ces jours-ci, de déclarer leur engagement dans la lutte contre la Théorie du genre et spécialement l’effacement de la notion d’identité de genre des programmes d’éducation sexuelle. Durant que l’identité sexuelle y sera maintenue.

Cet aveuglement partiel, qui n’est pas l’apanage des politiques, préférant la forme à la matière, a pu encourager une surdétermination de nos tentatives à penser le sexe, le genre et l’identité à l’appui de leur état plus que de leur processus, dans le champ psychanalytique. Ceci est parfaitement visible dans les conceptions théoriques sur le genre arrimées, elles aussi, au sexe comme une donnée naturelle, du seul fait de la coïncidence entre l’organe génital et la fonction procréative, ce qui, nous le savons, ne résiste pas à l’expérience de l’inconscient.

Si l’anatomie fait destin, ce n’est pas une question génétique ni biologique, mais psychosexuelle et organique, donc inconsciente.

 

Pour rendre compte, cependant, de leur développement, de leur processus, à l’échelle individuelle au moins, faire référence à leur circulation, leur croisement et leur mutation a été nécessaire à celles et ceux intéressés par les actualités sexuelles. Je l’ai dit, identité et genre dansent autour du sexe. L’ère du métissage, de la fluidité, de l’hybridité s’est ouverte de cette façon depuis le sol trop ferme à ramollir des fixités discursives, des assignations culturelles et institutionnelles. Mais ceci n’a pas dégagé l’ambiguïté initiale, laissant une partie des propositions de déconstructions catégorielles, qui prolifèrent depuis plus de vingt ans, prisonnières de l’énoncé au détriment de l’énonciation — et par conséquent de l’inconscient.

Non que ces tentatives aient choisi délibérément d’abandonner l’inconscient, mais sans revenir strictement aux coordonnées originelles de l’identité et du genre/sexe, à savoir une crise et deux semblants, les résultats de ces recherches rencontrent des limitations définitives, à chaque étape de leur développement, exigeant la préférence de forme à la prise en compte de la matière. Ceci n’est pas sans rapport avec la prévalence performative qui encourage cette mise à l’écart du signifiant — nous l’avons abordé lors de notre séance précédente. Ceci a des effets sur nos efforts théoriques. Des incompatibilités apparaissent entre des modèles théoriques que nous voulons rapprocher sans pouvoir les connecter véritablement. Ceci est repérable, notamment, dans l’abord philosophique de la psychanalyse (à l’appui de Foucault principalement), qui constitue l’approche majoritaire actuellement pour élaborer à partir du genre.

Et ce n’est pas seulement l’inconscient à proprement parler qui se trouve mis sur la touche, mais plus exactement le réel qui se trouve être démenti, le réel du sexe en particulier qui, d’être confondu avec le sexe qu’il n’est pas, corrompt la référence au genre visant d’éclairer ce sexe en tentant un mariage entre des théories là où nous avons besoin de faire émerger une nouvelle théorie depuis notre expérience et notre pratique du réel, du réel du sexe. Produire de la philosophie sur la psychanalyse est devenu, depuis le retour de la French Theory sur ses terres d’origine (européennes) après son éclosion américaine, une voie séduisante pour traiter l’urgence des dépassements conceptuels sur le chemin de l’égalité des droits ou de la lutte contre les discriminations. Mais cela échoue à produire de nouvelles conceptualisations psychanalytiques à propos du sexe, du genre, du réel du sexe, de l’identité, etc.

Quelles sont ces tentatives ? Brancher le queer avec l’inconscient, Foucault avec Lacan, l’objet a avec le biopolitique, la biosubjectivité avec le sujet de l’inconscient et bien d’autres encore, qui permettent d’adoucir, c’est un apport essentiel, certains angles trop abrupts de la Théorie sexuelle de la psychanalyse, univoque, bien que diverse. Ces tentatives rencontrent un obstacle, un gap, une incohérence difficile à localiser ou à réduire qui se fait sentir avec un parfum d’échec : chacun·e peut l’éprouver lorsqu’il est question de résoudre un problème avec les théories existantes dans une visée conjointe, celles de l’inconscient d’une part et celles de la critique sociopolitique d’autre part, ou bien encore la psychanalyse et les cultural studies : à chaque tentative de rapprochement ou collaboration l’on éprouve devoir choisir entre deux langues, l’on ressent l’intraduisibilité des concepts et des notions, leur éloignement géographique en tant que savoirs situés établis sur des continents éloignés : nous sommes pris·es dans leur convergence tangible qui pourtant ne fait pas communauté. Manque un point de passage à inventer, pour rendre à l’échec rencontré sa vérité étymologique qu’est celle d’être un butin, un trésor. Au creux de la faille de ce qui ne conjoint pas sommeille la matière d’une forme à venir inconnue de toustes.

 

Par exemple, prenons la notion de subjectivité. Largement mise en valeur par Foucault, son périmètre s’accorde avec celui de l’individu, tandis qu’avec Lacan elle vaut pour l’époque qu’il y aurait à rejoindre à son horizon. Il convient alors d’aborder avec plus de précisions ce que Foucault souligne et transforme de la subjectivité en soutenant l’avènement de la notion de biosubjectivité qui, sans doute, est bien celle qui mérite d’entrer en dialogue avec la psychanalyse, en particulier de la confronter avec les conséquences de la notion de sujet de l’inconscient. Si nous restons au niveau de la forme de ces notions, nous ne pouvons que constater leur incompatibilité et dévaloriser l’opportunité de leur mise en cohérence. À l’inverse, si nous nous attachons à mobiliser leur matière réciproque, celle qui fournit à la forme que nous leur connaissons sa possibilité d’être, s’ouvre un espace où peuvent être tricotées diverses lignes de fuites et de nouvelles étoffes, comme s’il s’agissait de peindre des tableaux qui seraient en vérité d’authentiques sculptures.

Pour ne pas alourdir la séance, je vous indiquerai, en annexe du texte intégral, un exemple de branchement Freud-Foucault sur le biologique.

 

***

 

Rapportée à la langue, à la poésie, cette affaire est déjà bien connue grâce à la proposition ultramarine et transcontinentale d’Édouard Glissant. Loin d’apprécier l’efficacité rhétorique (j’ajoute performative) du métissage, Glissant s’oppose fermement à l’identité créole, figure du métissage et de l’hybridité tueuse de créolisation. L’essentiel est dans cette nuance. Le processus de métissage, ainsi qu’il est pensé depuis certains rivages, s’il absorbe ce qui était pour produire ce qui est, où les choses investies en lui disparaissent en s’y fondant, n’a pas d’intérêt aux yeux du poète. La créolisation, pour Glissant, n’aboutit ni au mélange, ni au prévisible, mais à l’imprévisible et au dépassement du mélange ; les interactions sont consenties, pas un des éléments embarqués dans la danse ne dirige aucun des autres, tous sont surpris. Ici s’éloigne la perspective d’Aimé Césaire déterminée par la production d’une hybridité identifiable qu’Edouard Glissant réfute dans son acte poétique (il y fonde la limite de l’hybridité tandis que de nombreux penseur·e·s de l’hybridité le prennent en référence de manière abusive, tout comme le fait J-L. Mélenchon sur un plan politique par référence à la créolisation dont il n’a manifestement rien compris).

 

Cette proposition du poète rejoint partiellement la consistance imaginaire de l’identité définie dans la conclusion du séminaire de Claude Lévi-Strauss sur l’identité en 1975 « […] l’identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il n’ait jamais d’existence réelle. […] une limite à quoi ne correspond en réalité aucune expérience. »

Ainsi pensée, l’identité est un objet sans bord autre qu’imaginaire, qui ne peut être ni un symbole ni un emblème. À l’inverse, si l’identité est pensée comme une chose à défendre ou combattre, elle devient un fardeau symbolique dépourvu de ses valeurs imaginaires. Pire, elle exige, fréquemment, d’en défendre les frontières plutôt que d’en chérir le littoral. C’est ici que l’identité peut devenir, et, disons-le simplement, elle est devenue un obstacle à l’ouverture de la langue, celle espérée, l’épicène, la créole, qui des ils et des elles font les iel·es dont on use pour rapporter leurs paroles en ne disant plus celles ou ceux qui disent, mais ciel qui disent. Iel est le singulier de ciel, où l’on retrouve ce qui s’entend dans l’expression créole réunionnaise zot tout entendue [zote toute] pour dire vous toutes et tous : un autre rapport à la lettre où toutes sont prononcées, sans exception, pas une d’elles n’est tu, quitte à produire des sons et des signifiants nouveaux. Une invention authentique, signature d’une expérience de liberté, une expérience poétique dont nous avons beaucoup à apprendre pour adoucir nos occidentalités peureuses.

 

2 — Sans consentement, l’identitaire

L’identitaire est une blessure ; il est la matière noire du trauma que l’identification met en forme pour le compte de l’identité. L’aborder expose aux vertiges, tous azimuts, dans un concert disparate de faits politiques, de mouvements sociétaux et de relents historiques perturbant la réalité.

 

Selon certaines analyses, Kamala Harris aurait été battue à cause des questions relatives à la transidentité et au wokisme, dont les Républicains promettent de protéger les États-Unis. Des démocrates, le fait est avéré, auraient renoncé à voter pour elle pour ces mêmes raisons. Les excès du genre seraient néfastes à la jeunesse, responsables de la misère sexuelle des incels ou plus largement du malheur subjectif d’hommes empêchés de séduire à la manière d’autrefois, empêchés de jouir à la Papa.

Mais Kamala Harris n’a pas fondé son discours de campagne ni sur la transidentité ni sur le wokisme. À l’inverse, les républicains ont dépensé des millions de dollars pour le faire croire, en publicités anti-woke accusant Harris d’être un cheval de Troie de plus dans la tentative fantasmée par les réactionnaires de voir l’amélioration des conditions de vie des minorités sexuelles corrompre l’intégrité sexuelle de leur progéniture forcée de rejoindre les marges de la société et de la culture.

 

Ce qui a été déterminant, dans le vote des électeurices début novembre, c’est le pouvoir d’achat et l’emploi contre la pauvreté instrumentalisée par un combat idéologique de premier plan qui encourage des pauvres à s’identifier à deux milliardaires en espérant être sauvés par eux — Trump et Musk, en Batman et Robin, une régression de Comics. Nous ne pouvons pas nous moquer de cette exagération américaine ainsi que nous pouvons le faire assez souvent en stigmatisant tous ces ploucs armés jusqu’aux dents qui vomissent leur haine face caméra sur un parking de Wallmart, rouge de colère, au cul de leur pick-up armés de pare-buffles. Nous ne pouvons pas nous moquer parce que nous sommes dans la même situation en Europe, donc en France particulièrement. 

 

L’Histoire se répète… Depuis plus d’une vingtaine d’années, la Théorie du genre est incriminée en France, régulièrement. Elle l’a été particulièrement durant les débats parlementaires sur le mariage ouvert à tous les couples. Sauf que la Théorie du genre n’existe pas en tant que telle —pas plus que le wokisme — elle a été inventée, avec les mêmes ambitions idéologiques, par le Vatican.

La semaine passée, un sous-fifre de la Ministre de l’Éducation a fait profession de foi du combat contre la Théorie du genre, promettant d’effacer du programme d’éducation sexuelle la notion d’« identité de genre » mais en conservant celle d’ « identité sexuelle ». Il s’est fait recadrer, blablabla. En attendant, la jeunesse de notre pays n’utilise pas le préservatif pour plus d’un ⅓ et s’éduque soit par la pornographie, soit par les séries telles que Sex Education, Glee, Elite ou HeartstopperBeverly Hills dans les années 1990. Aujourd’hui, l’invention du wokisme par les mouvements réactionnaires s’inscrit dans la même tradition, par passion identitaire de la tradition.

 

Il y a plusieurs années, lorsque j’ai commencé à participer à des réunions de psychanalystes, j’ai été très étonné d’y entendre en réunion la formule « on ne peut plus rien dire » presque toujours associée à sa fausse jumelle « on ne peut pas parler » exactement comme dans tous les groupes que j’avais eu l’occasion de fréquenter auparavant, dans les milieux associatifs, médico-sociaux ou même activistes. C’était très surprenant. Pour d’étranges raisons, je ne m’attendais pas du tout à cela, pas dans ces lieux que j’avais idéalisés.

Ces deux slogans, si représentatifs de la vie des groupes ou des familles, sont présents dans l’ensemble des espaces de communication, en particulier dans les lieux de débats ou dans des organisations collectives. On ne les entend pas seulement sur les plateaux de télévision, tels que ceux de Cnews ou C8, par exemple.

Derrière ces dénonciations se cache toutes fois la même construction fantasmatique liée à une jouissance perdue, d’origine orale en apparence, mais à bien y regarder se révèle une confusion d’orifice entre la bouche et l’anus faisant passer des restes détritus pour des pensées dont il faudrait tapisser le monde tout entier, comme on étalerait de la merde sur un mur. Une affaire de déchets cherchant à donner forme à une expérience de castration, de perte refusée d’un côté pour ressortir de l’autre.

Nous retrouvons aussi cette construction dans certaines plaintes actuelles d’analysant·e·s sur leur vécu d’empêchement et/ou d’interdiction de leur expression subjective, spécialement à propos de ce qu’iels ressentent comme leur identité sexuelle ou sexuée dans l’action de la séduction. La plupart du temps, il s’agit d’hommes, mais pas seulement.

Séduction, que le dernier ouvrage d’Isabelle Alfandary examine depuis les premières théorisations de Freud jusqu’à Metoo en passant par l’Œdipe, pour nous rappeler que séduire se fonde, étymologiquement, des sens suivants : emmener à part, soulever, soustraire, amener vers/à soi, détourner du droit chemin… ceci pour rappeler la centralité de la sexualité infantile, perverse, dans le développement affectif des êtres-parlant·e·s devenant adultes.

Persistance de la sexualité infantile revendiquée dans une tribune du journal Le Monde, en janvier 2018, qui s’ouvrait sur ces mots : « Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. » Catherine Deneuve y déclarait : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Ce texte dénonçait les mises en accusation et les empêchements induits par le mouvement Metoo à l’endroit de certains hommes abusivement mis en cause, pour défendre, globalement, la séduction dans son sens le plus ancien, à savoir l’exploitation convenue des rôles et des fonctions sexuelles de l’un·e par l’autre et réciproquement, selon des codes et des normes sociales établies, dont la mise en question semblait vécue comme une blessure majeure, une destruction, une privation, un vol.

 

Des hommes, aujourd’hui, souffrent de ne pas pouvoir dire ou faire certaines choses, tandis que des femmes disent enfin, aujourd’hui, ce qui leur a été fait ou dit. Le discours a changé. Le Discours du Maître orchestrateur de la discrimination sexuelle est remplacé par un Discours Féministe qui renverse la production du plus-de-jouir au détriment des bénéficiaires historiques du Discours du Maître à propos des sexes.

 

***

 

De mon point de vue, disons dans ma pratique clinique, une interprétation s’est peu à peu imposée, elle est, je crois, valable pour ces diverses situations, je l’appelle : le fantasme de la jouissance volée.

L’Autre, avec un grand A pour l’occasion, comme à chaque fois qu’il est nuancé ou mis en cause, par l’expression d’altérités moins conformes à la figure d’autorité propre à la norme, à la majorité appuyée sur le Père mythique (dont nous savons pourtant qu’il ne tient pas la route), cet Autre doit être sauvé, réparé, renforcé, réifié un peu plus encore pour garantir l’expression de ses sujets, de toutes celles et ceux qui vivent cet empêchement pouvant les conduire à des douleurs et des souffrances parfaitement réelles auxquelles iels préfèrent l’aliénation au Maître, le seul capable de dire la vérité des sexes dans son Discours. Ce dont le Discours psychanalytique ne peut rien dire — de la vérité des sexes —, si besoin de le rappeler… Seul le Discours du Maître a le pouvoir de décréter cette vérité sur les sexes : s’y reconnaissent ses adeptes et ses esclaves.

Ceci est valable actuellement dans les différentes contestations des effets du mouvement Metoo, qui donnent le vertige à beaucoup d’hommes, et aussi à de nombreuses femmes. 

Les craintes et les expériences de musèlement ou d’empêchements dénoncées sont à prendre comme des figures actualisées de l’angoisse de castration, elles n’ont pas à être prises au pied de la lettre, sauf s’il s’agit d’avancer dans les subtilités d’un dialogue psychotique qui verrait dans la paranoïa une manière d’agencer les ingrédients de ces nouvelles configurations sexuelles actuelles. Pour les autres, elles sont à prendre où elles se posent : au lieu de la jouissance fantasmée être volée par un autre qui n’est pas le grand Autre, mais le frère, la sœur, le congénère indélicat qui revendique sa part ou sa possibilité d’être, et sa capacité libérée de dérober à l’un·e une part de sa jouissance, de la tirer vers soi : en un sens, user de la séduction d’une nouvelle manière.

Nous pouvons observer d’un côté une foule de femmes prenant la parole dans des mouvements d’abord singuliers avant d’emporter le mouvement collectif, et de l’autre des hommes tout à coup isolés de leurs comparses par des affaires judiciaires, dont il y aurait à dire, dès que possible, qu’ils ne sont pas «  ommes ordinaires », comme l’a fait Elisabeth Roudinesco dans le journal Le Monde, en confortant au passage le groupe social des hommes : cette configuration réactionnaire est intéressante. Des femmes par centaines se regroupent pour réussir à dire, et sur ce champ de bataille, il y aurait des hommes, réduits au un par un comme des proies esseulées et victimes des exagérations du phénomène Metoo. Je ne suis pas en mesure d’apprécier la véracité de ces situations dont il est très difficile d’obtenir des informations solides. Cependant, je note le renversement comptable qui s’opère sur l’échiquier des prises de paroles. Des femmes victimes d’agressions, solitaires, se mettent à dire et à se regrouper, tandis que des hommes issus du groupe dominant de notre culture sont ramenés à leur individualité par la blessure réelle ou supposée dont ils doivent répondre devant la société.

Certain·e·s personnes considèrent qu’il y a là la preuve d’un renversement critiquable de la violence. D’autres préfèrent compter, et considèrent la différence mathématique des victimes suffisante dans un moment de possible bouleversement profond qui ne pourrait éviter de «  ser des œufs » comme le déplorait la journaliste Sonia Mabrouk sur la chaîne C8 — il est vrai que les œufs sont fragiles. Des études sont menées sur ces questions, les dénonciations (donc des plaintes) abusives ou infondées oscilleraient entre 2 % et 9 % de la totalité des dénonciations, tandis que plus de 90 % des plaintes pour viol sont classées sans suite, parce qu insuffisamment qualifiées. Une question s’impose : où est passé, dans ce décompte, le quantum de jouissance des délits et crimes concernés ? 

Cette disparité circule, structurée sur une perte importante de crimes et délits comptabilisés d’être dénoncés et classés sans suite d’être insuffisamment caractérisés. Une perte et une modélisation de l’appréciation des crimes et des délits continuent de s’illustrer dans un rapport qui interroge : combien faut-il de femmes victimes pour faire un homme agresseur ? La mise en avant de situations singulières pouvant faire exemple de dangereuses exagérations ayant causé, par exemple, des mises en accusation ou des condamnations juridiques ou sociales injustifiées, ne peut pas être acceptée comme argument du débat principal, bien qu’il faille évidemment traiter ces conséquences délétères catastrophiques.

 

Passer du «   te crois » qui inclut, par nécessité, un «   t’écoute » préalable, au seul « e t’écoute » promu récemment, par Caroline Fourest peut bien être motivé par tout un tas de considérations bienveillantes, cela n’en demeure pas moins une dénégation subtilement orchestrée, par les grâces de la rhétorique, permettant de réduire l’écoute de la vérité subjective au simple accueil de la plainte individuelle : une opération d’arasement de la vérité que nous pouvons qualifier d’opération de dénégation dans la plus parfaite tradition freudienne. Que je qualifie plus loin de refus contre la jouissance volée, en l’occurrence celle de l’expert·e élu·e au rang de censeur visant d’assurer le rétablissement du statut de cet autre avec un grand A au ciel des arcanes fantasmatiques nécessaires à la stabilisation des vacillements subjectifs combattus inlassablement par l’individu orgueilleux de iel-même.

 

Une jouissance volée par l’effet d’étrangeté radicale du fantasme a-patride pouvant détrousser le fantasme heteros-patriarche de sa quotité de jouissance accouplée à l’altérité convenue de la norme dominante. Ainsi, je peux préciser la petite critique adressée au recours par Butler à la notion de fantasme psychosocial : ce qui se joue ici n’est pas l’effet d’un fantasme, mais une guerre des fantasmes, tous sexuels, où ils compensent l’absence de normes sexuelles en étayant la possibilité d’être par des normes sociales faute de mieux. Les conventions sociales, les normes sont, jusqu’à ce que le fantasme soit reconnu pour ce qu’il est, des armes de défense contre le sexuel des autres supposées voleur de la jouissance de l’individu, tandis qu’il n’y aurait qu’à considérer le sujet, et non l’individu, pour remettre l’ensemble de ces éléments dans une équation plus praticable, réductible au point d’en extraire des lignes de travail et de progrès dans l’analyse, et peut-être au-delà dans la société.

 

Au fond de ces différents exemples, un élément déterminant qui n’est pas objectif : l’identitaire comme matière noire du trauma du sujet. Qui pousse au démenti du consentement subjectif, celui qui a permis aux accusés du procès de Mazan d’admettre leur participation à des viols en refusant du même trait l’intention du viol, justifiée par leur point de vue individuel sur la situation, dégagée de toutes implications subjectives ayant pu excéder leur libre arbitre qu’il faut bien, in extrémis, adosser aux malices du mari machiavélique manipulateur de leur comportement, comme s’il n’était pas question de leur adhésion totalitaire à cet autre avec un grand A dont ils se sont fait les sujets, comme d’un Maître, les empêchant d’être sujets eux-mêmes, des sujets de l’inconscient.

 

Lutter contre les inégalités femmes-hommes n’est pas une ambition psychanalytique, c’est une nécessité démocratique. Alors, cela devient une condition de la survie des esprits éclairés, ceux luttant contre les discriminations, donc woke par définition, donc de la psychanalyse qui n’a pas besoin de réclamer l’égalité femmes-hommes, mais de maintenir son engagement historique dans la lutte contre les inégalités femmes-hommes. À condition, toutefois, de mettre en valeur la psychanalyse dite par des femmes analystes au cours de l’Histoire, celles qui ont inspiré aux hommes analystes une série de théorisations incontournables, comme par exemple la pulsion de mort avec Sabina Spielrein, qui explora aussi, par l’écriture, quelques manières de terminer son analyse sans les séances d’analyse (nous y reviendrons tout à l’heure).

 

N’y a-t-il pas, cependant, un risque, malgré tout ce qui vient d’être dit, à ce moment de l’Histoire de nos sociétés (patriarcales) ? N’y a-t-il pas malgré tout un vertige ?

Oui, il y en a un, massif : le produit de l’expérience du fantasme. Cette possibilité, pas si couramment rencontrée au cours d’une vie, sauf d’y avoir été forcé·e : apercevoir que nous sommes soutenus, côté désir, par le fantasme : qui s’aperçoit dans la coupure d’un trauma, qui se traverse dans une cure psychanalytique, qui est ébranlé sans le savoir à chaque moment décisif de l’histoire sociale, qui est confondu souvent avec l’identité qu’il y aurait à défendre, etc.

 

Le vertige en question, celui qui agite et fait trembler les identifications n’est pas à prendre à la légère. À chaque quart de tour faisant passer d’un discours à un autre s’opèrent d’authentiques moments de passe, qui se répètent autant de fois que nécessaire jusqu’à rendre possible de se mettre au service du Discours psychanalytique, par exemple.

 

Le trauma, les traumas lorsqu’ils sont démentis, repoussés ou évités nourrissent mécaniquement les possibilités d’effractions, d’agressions, de clivages intimes qui s’illustrent dans ce bouquet de violences émergentes venues traiter des violences séculaires, dans une bataille concurrentielle souvent aveuglée par les souffrances à traiter. L’identitaire nourrit les libérations comme les condamnations, au bord de la détresse qui risque, cela appelle notre vigilance, de n’être plus liée à l’opportunité et à la nécessité de l’Éthique si nous n’apprécions pas le consentement à la hauteur du sujet, en lui préférant l’accord de l’individu (que l’introduction du consentement dans la définition judiciaire du viol pourrait générer). Individu qui fait prétexte au discours de prévention évitant le sujet, individu qui fait argument pour dénoncer les excès d’une traversée fantasmatique actuelle, plus vaste et plus profonde que les précédentes vagues qualifiées avant elle de révolution ou de libération sexuelle.

 

3 — Une communauté des solitaires, loin l’identification

 

En juillet 1956, lors d’un congrès de la Société Française de Psychanalyse consacré à l’état de la psychanalyse et à la formation des analystes, Jacques Lacan prononce une conférence qui donnera lieu à sa publication dans un numéro de la revue Études Philosophiques » la même année, puis dans les Écrits en 1966, sous le titre « Situation de la psychanalyse et la formation du psychanalyste en 1956

Le texte est virulent, plus que critique, il est moqueur, voire insultant, mais d’une drôlerie efficace. Chacun en prend pour son grade, aucun n’est sauvé, ni l’institution, ni la formation et encore moins les membres de ces institutions analytiques qualifiés de « Suffisances » ou de « Petits Souliers ».

Ce texte donne à lire plusieurs questions qui restent d’actualité. Historiques, elles ne se sont pas estompées avec le temps ni avec les tentatives répétées de faire autrement, quelques années après dans son école, l’EFP fondée en 1964, notamment par l’introduction de l’expérience de La Passe à partir de 1967.

L’une de ces questions, choisie parmi d’autres pour notre affaire du jour, est celle de l’identification. Et spécialement l’identification au moi de l’analyste théorisée pour fin de l’analyse à cette époque, dans la perspective didactique qui régnait à ce moment-là au sein de l’IPA. À l’opposé des convictions de Lacan, cette identification fâcheuse tient son énergie des effets d’identification imaginaire dans les masses et les groupes, sur lesquels il renvoie à la lecture du texte de Freud « La psychologie des masses et analyse du moi » de 1921. Texte qui développe les manières dont les identifications des membres d’un groupe dans un mouvement régressif permettent d’instaurer un régime libidinal centré sur le leader ou sur le groupe lui-même, l’institution dont il faut défendre les qualités, les valeurs et les limites. À contresens donc de l’émergence du désir du sujet qui paraît où il se sépare du désir de l’Autre. L’identité est pensée, avec Lacan et Freud, depuis la séparation qui défait l’aliénation. Séparation incontournable pour tout sujet, aliénation indispensable pour tout individu. 

Voilà qui pose la question de la formation et de la transmission de la psychanalyse à contre-courant de la tradition psychanalytique de l’époque. 

 

Avec Lacan la psychanalyse est à réinventer dans sa possibilité de durer, sous-entendu à chaque cure.

Depuis quelque temps apparaissent d’autres propositions, telles que recommencer la psychanalyse. J’ai lu aussi, il y a peu, redémarrer la psychanalyse. Ceci dans des arguments de colloque ou de séminaire, des publications sur les réseaux sociaux.

Le réinventer, au un par un, de Lacan, suggère que cela se produise sans lui, mais bien plutôt dans chaque cure pour chaque analysant·e et son analyste.

Recommencer la psychanalyse semble inviter à repartir du point Freud, peut-être même sans lui, voire à sa place, dans certaines versions. Redémarrer tranche sur la réactivation d’un moteur qui serait éteint. Ces propositions interpellent, il faudra les penser.

 

Réinventer la psychanalyse est une formule qui pèse, elle se réfère à une déclaration de Lacan en 1979. La citation complète est la suivante « Tel que j’en arrive maintenant à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé — puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé — de réinventer la psychanalyse. Si j’ai dit à Lille que la passe m’avait déçu, c’est bien pour ça, pour le fait qu’il faille que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer. »

Sous-entendu que la psychanalyse existe désormais que Freud l’a commencée, et qu’à sa suite, chaque psychanalyste doit inventer à nouveau, re-inventer, pour que la psychanalyse puisse durer, non seulement d’être maintenue, mais durable parce que appuyée à des inventions supplémentaires venant prendre la suite des inventions précédentes, mais surtout l’invention continue de ses manières de durer, donc des moyens de transmettre ces inventions nouvelles issues de l’expérience en cours, issues des cures en cours.

Ceci soutenu d’une déception, dont Lacan aura dit préalablement qu’elle est un « chec ctte Passe ». Passe qui était espérée pouvoir éclairer le passage à l’analyste, donc la transmission de la psychanalyse. Échec dont nous pouvons nous rappeler, pour l’occasion, son étymologie arabe et persane combinée à l’ancien français qui porte en elle deux matières de sens : le roi est mort d’une part, et d’autre part un butin.

 

Depuis lors, l’expérience de La Passe aurait pu, quitte à être continuée, se convaincre d’explorer des inventions ultérieures à la mort du roi en héritage. Mort du roi faisant butin, qui, dès 1979, au moment de cette déclaration, soit dix ans après le début de l’expérience de La Passe à l’EFP, proposait, de mon point de vue, un dépassement supplémentaire de l’au-delà du Père de la horde, du Maître et du Titre que La proposition de 1967 sur l’analyste de l’École portrait en elle où Lacan espérait peut-être pouvoir traiter les effets des grades dont son école n’avait pu s’empêcher de donner une place (AME). Titres dont le poids n’a pas été évité lors de la fondation de l’École Freudienne de Paris et de la mise en place de La Passe, mais qui pouvaient, après l’échec dit, être laissés pour compte, afin que l’expérience de La Passe s’en allège et que La Transmission (réinvention) de la Psychanalyse puisse s’aventurer en terra incognita.

 

À l’heure actuelle, presque tous les dispositifs de passe sont moribonds, à l’arrêt ou en réfection. Tous interrogent l’histoire de cette expérience depuis 1967, ses évolutions, ses trouvailles et ses impasses. Aucun n’interroge, pour ce que j’en sais, ce qui des actualités sexuelles est venu, depuis les années 1980, percuter cette expérience. Alors que, bien souvent, lorsque des témoignages individuels peuvent être recueillis, apparaît un élément récurrent : la non-conformité des passant·e·s vis-à-vis d’une norme érotique fantasmée par quelques-un·e·s a fait obstacle, et fait encore obstacle à laisser venir la matière sans présager de la forme à lire ou traduire. Le phallus imaginaire est maintenu en icône là où il n’a pourtant pas de visage, mais où beaucoup voudrait pouvoir se reconnaître en exigeant la mise en conformité du désir de l’autre à l’aune de l’Un (avec un grand U), dans une perspective, qui n’a rien à voir avec l’essence de cette proposition de 1967, par Lacan. 

L’aliénation est souvent préférée à la séparation. C’est fâcheux, et c’est dangereux.

 

Dans cette expérience de La Passe, j’ai été passeur, puis passant.

Une expérience aussi extraordinaire que folle, déterminante et essentielle. Mais tout autant problématique et délétère.

 

Passeur, je l’ai été d’avoir été désigné passeur par mon analyste, puis contacté par un premier passant ayant tiré au sort mon nom dans le chapeau des passeurs. Cela a été une expérience époustouflante et enthousiasmante. Je n’en dirai pas plus, car il est ici question des passes des passants concernés, ceux que j’ai eu à entendre, alors motus et bouche cousue.

Passant, je l’ai été volontairement quelques années plus tard. Les rencontres avec mes deux passeuses ont été merveilleuses, aimables, sérieuses, concentrées, drôles parfois, déterminantes sur bien des points que mon analyse ne pouvait traiter ou construire sans cette extension que permet la procédure de la passe. 

Puis, côté dispositif, à l’issue du travail du cartel de passe, une non-nomination qui devait conclure cette passe — ma passe —, s’est présentée d’une manière pas éclatante du tout, mais complètement éclatée.

Sur un des aspects de cette conclusion d’expérience, qui intéressait à mes yeux la vie de l’école de psychanalyse concernée, j’ai écrit un texte, intitulé Sur la forme de la nomination

Longtemps après la fin de cette passe, contre toute attente, des énoncés sont venus encore préciser l’éclatement dont il avait été question — ce qui, soit dit en passant, n’aurait jamais dû se produire : une fois la procédure achevée, le lait n’est pas sensé s’échapper de la casserole du dispositif.

Mais ces excédents jaillissant comme d’une fosse septique mal entretenue m’ont tout de même servi. Ils ont fait naître dans mes pensées la nécessité de penser le fantasme heteros-patriarche, et l’a-sexution pour dépasser le simple patriarcat. Ceci pour envisager plus sérieusement les conditions d’une séparation qui puisse s’écrire, preuve d’un traitement réel de l’aliénation, et pas seulement un compromis imaginaire dont se régalent les collectifs au sein desquels l’identification fait souvent symptôme plus qu’elle ne soutient l’identification au symptôme comme formulation de la fin de la cure, de son terme par Lacan.

 

***

 

Durant ma passe, j’ai beaucoup écrit : dans un journal, des lettres, des poèmes, etc. J’en ai donné aux passeuses. Un peu, puis beaucoup plus, en me disant que ceci me reviendrait probablement pour critiquer négativement ce geste d’écriture passante au-delà de ma parole adressée aux passeuses. Cela n’a pas manqué. L’écriture est souvent une cible pour une normativité érotique vissée sur son angoisse de castration. Il n’y a qu’à voir le sort réservé à  l’écriture épicène, dont certains disent qu’elle leur crève les yeux, rien que ça ! 

Après ma passe, on m’a dit, sans que je n’aie rien demandé, ma non-conformité à la norme du fantasme de certain·e·s. Et aussi que c’était une erreur d’avoir voulu faire passer des écrits. Je vais m’attarder un peu sur ce deuxième élément, l’écriture.

 

La passe, ce n’est pas par l’écrit. Que c’est bête ! Pour moi, il y a là un échec, un des plus précieux échecs de mon expérience de la passe, qui m’a permis d’en savoir un peu plus, et plus fermement encore sur ce que l’écriture subvertit de la réalité toujours trompeuse. L’écriture, différemment des textes reconnus sous les plumes d’autorités phalliques, reste suspecte lorsqu’elle diverge de cette norme, lorsqu’elle s’étoffe pas-toute phallique, elle est accusée d’explorer les continents noirs qui nourrissent l’angoisse de castration de la normativité érotique des adhérent·e·s au fantasme heteros-patriarche.

Bien évidemment que c’est faux, la passe passe aussi par l’écriture, et puisqu’il faut dans ce milieu, se justifier de Lacan, j’ai un totem d’immunité pour dire cela, car même Lacan l’a suggéré à la fois explicitement et implicitement.

L’écrit, avec Lacan, puise sa force au seuil de la compréhension quand elle échoue, là où la lettre porte au-delà du sens l’accès à une vérité trop réelle pour être dite. Dans le séminaire, Le moment de conclure, en 1978, il dit ceci « C ’est bien par l’écriture que se produit le forçage. Ça s’écrit, tout de même le Réel. Car il faut le dire, comment le Réel apparaîtrait-il s’il ne s’écrivait pas ? C’est bien en quoi le Réel est là. Ιl est là par ma façon de l’écrire. L’écriture est un artifice. Le Réel n’apparaît donc que par un artifice, un artifice lié au fait qu’il y a de la parole et même du dire. Et le dire concerne ce qu’on appelle la vérité. C’est bien pourquoi je dis que la vérité on ne peut pas la dire. »

Et plus directement encore « Dans cette histoire de la passe, je suis conduit… puisque la passe c’est moi qui l’ai — comme on dit — produite, produite dans mon École…dans l’espoir de savoir ce qui pouvait bien surgir dans ce qu’on appelle l’esprit, l’esprit d’un analysant pour se constituer, je veux dire recevoir des gens qui viennent lui demander une analyse. Ça pourrait peut-être se faire par écrit. Je l’ai suggéré à quelqu’un, qui d’ailleurs était plus que d’accord. Passer par écrit, ça a une chance d’être un peu plus près de ce qu’on peut atteindre du Réel que ce qui se fait actuellement, puisque j’ai tenté de suggérer à mon École que des passeurs pouvaient être nommés par quelques-uns. »

 

J’ai appris à écrire, par nécessité, à cause de ma cure puis de mon désir. Avant cela, je ne savais pas écrire, à force d’essayer d’écrire comme un Homme. L’analyse m’a offert, obligé aussi, d’approcher de plus près ce que je soupçonnais dans mes premières lectures de Freud : la bisexualité psychique est une promesse plus grande que la vie même. Bisexualité psychique qu’est l’inconscient, qui ouvre à l’écriture des hommes couleur de femmes, parmi lesquels ceux qui ont à devenir analyste.

 

J’aimerais conclure cette troisième séance par trois références à Pascal Quignard, Sabina Spielrein et Hélène Cixous qui ont su profiter et rendre compte, par l’écrit, d’une solidarité ni fraternelle ni sororale, ni individuelle ni collective, seulement subjective, fondée d’une vérité non alourdie du poids de l’être, ainsi que l’exige la voie de l’écriture.

Ces trois-là ont écrit des choses qui font passer quelque chose qui n’est pas sans lien avec ce dont il est question dans La Passe, du Sujet de l’inconscient et son rapport à l’Histoire, au Vivant et à l’a/Autre.

 

Sabina Spielrein, en 1909, écrit sa thèse de médecine, qui sera le premier écrit clinique sur un cas de psychose, et la première thèse portant sur la psychanalyse comme objet et méthode. Texte qui lui permet de conclure, seule, mais pas tout à fait seule, son analyse non achevée avec Carl Jung, en adressant à Freud des éléments de son travail de clinicienne par correspondance écrite (sic). Elle demande à Freud de prendre le relais de sa guérison avec Jung, Freud lui propose qu’elle lui écrive pour témoigner. Elle s’y emploie, par des textes qui témoignent, en effet, de la découverte d’un savoir nouveau, ici celui de la pulsion de mort – que Freud développera après elle – qui lui a permis de se séparer, se désidentifier de son analyste et de l’analyse en construisant le terme de sa guérison avec et au-delà de sa fin, finie et infinie, comme un mouvement, comme un poème : une œuvre passée.

Pascal Quignard, dans son petit livre intitulé Sur l’idée d’une communauté des solitaires et dans Les Ombres errantes , expose la solitude inhérente à la condition humaine, trouve la voie de son retrait, celui du silence ouvrant au partage et au lieu d ‘une communauté du lien fondée de l’absence, de l’écart, du dehors, sans communion ni agglomération condamnant à la fusion.

Hélène Cixous, dans son célèbre texte, que l’on dit féministe, Le Rire de la Méduse , de 1975, écrit ceci « Elle arrive la nouvelle histoire, elle n’est pas un rêve, mais elle dépasse l’imagination masculine, et pour cause elle va les priver de leur orthopédie conceptuelle, elle commence par ruiner leur machine à leursres ». Elle ajoute : « Impossible de définir une pratique féminine de l’écriture […] car on ne pourra jamais théoriser cette pratique, l’enfermer, la coder, ce qui ne signifie pas qu’elle » existe pas. Mais elle excédera toujours le discours qui régit le système phallocentrique elle aura lieu ailleurs que dans les territoires subordonnés à la domination philosophique-théorique. Elle ne se laissera penser que par les sujets casseurs des automatismes, les coureurs de bords qu’aucune autorité ne subjugue jamais . » 

 

Il y a là une perspective, un chemin d’écriture.

 

Ainsi donc, 

L’identité est créole

L’identitaire est viol

L’identification est un symptôme

 

Merci de m’avoir écouté, 

VB.