Résistances de la Psychanalyse à continuer (2025)

Résistances de la Psychanalyse à continuer (2025)

Résistances de la Psychanalyse à continuer

 

Publié sur internet, septembre 2025.

Note éditoriale : 

Ce texte est un éditorial situé, qui interroge les formes contemporaines de visibilité, de transmission et de transformation de la psychanalyse. En s’appuyant sur deux propositions-clés — la « position de la psychanalyse » (Allouch) et « sa façon de durer » (Lacan) — il met en tension les usages actuels du discours psychanalytique, pris entre restauration, branding et protestation. Entre critique du pinkwashing, lecture de Foucault, et appel à une dépsychopathologisation effective, il propose une relecture des résistances internes à la psychanalyse : non celles qu’elle subit, mais celles qu’elle oppose à sa propre mutation. Ce n’est pas la fin d’un monde psychanalytique qu’il envisage, mais une ouverture — discontinue, polémique, critique — de ses conditions de continuation. À condition, toutefois, que la controverse ne soit pas refusée par des positions de principes…

 

Sommaire 

Introduction

Allouch – position, pouvoir, résistance

Lacan – intransmissibilité et réinvention

Cancelling et pinkwashing

Dépsychopathologiser la psychanalyse

Conclusion

 

D’où ça part.

La jouissance est affaire de puissance et d’étendue ; l’orgasme l’est de force et de surface ; les plaisirs en subliment les résidus : l’être joui, ses humeurs.

Lorsque j’ouvre les yeux sur le monde, je ne vois pas d’emblée les corps et les plaisirs ; presque contraires s’imposent les sexes et les guerres. Une conviction dans la première veine refuse l’insolence et l’outrage de l’échec des vivant·e·s sur l’éternité. Telle est la pente ; ce qui castre. L’adoption de la seconde laisse courir la vivance vers son destin renouvelé ; le perpétuel.

Est-ce humain ? Jusqu’où et depuis quoi ?

 

Introduction

Ce texte est un éditorial, une adresse située dans le champ psychanalytique ni théorique au sens strict ni scientifique au sens universitaire. Il participe d’une mise en critique de la psychanalyse en train de se faire, de se dire, de se transformer. Il part d’une impression, d’un malaise, d’une énigme : la psychanalyse semble aujourd’hui à la fois plus visible et plus invisible que jamais. Elle s’expose, se revendique, se reformule ; elle s’affiche sur les tables des librairies sous de nouvelles étiquettes, elle se pense en intersection avec les luttes. Et pourtant, un doute subsiste : est-ce encore la psychanalyse, ou une de ses images ? Une projection à destination de son environnement, ou une reprise à partir de son noyau réel ?

Ce texte espère relever la controverse — attendue — qui s’agite désormais davantage sur les réseaux sociaux que dans les débats construits. Il ne propose pas une doctrine ni une synthèse, et encore moins une recension des textes pris en référence, mais un point de vue latent, à défaut d’être le mien au sens subjectif.

Deux propositions historiques nous intéressent ici. L’une est de Jean Allouch et l’autre de Jacques Lacan. D’apparence compréhensibles, à force de les avoir entendues répétées, elles méritent cependant d’être reprises, pour en avoir un usage éclairé. Ensemble, elles pimentent le questionnement ambiant dans le milieu psychanalytique à propos de la continuation de la psychanalyse. Et pour être plus précis, ces deux-là nous convient à penser la « position de la psychanalyse » et « sa façon de durer », entre Foucault et réinvention réelle (non seulement symbolique).

L’actualité de la psychanalyse et sa situation actuelle ne sont pas aisées à saisir d’un seul trait, leurs contours et leurs surfaces sont troubles. La conviction qu’il se passe quelque chose nous y invite cependant, de manières éclectiques : depuis le champ psychanalytique lui-même, et depuis le reste du monde, des sciences affines aux confins de son dehors, en somme. En effet, la multiplication des expressions de plus en plus perceptibles, ici et là, du Sud vers le Nord, de la marge vers la norme, du logos à la pensée et d’une époque à une autre s’illustre sous diverses formes d’interrogations et d’ouvertures porteuses d’un questionnement sur ce qui mérite d’être dit la position de la psychanalyse, aujourd’hui, sa position pour durer.

Il n’y aura pas de réponse cohérente ni de questionnements exhaustifs, seulement deux ou trois fils qui s’imposent, aujourd’hui, comme des productions de l’actuel.

 

Allouch – position, pouvoir, résistance

Jean Allouch proposait, le 13 janvier 1998 : « La position de la psychanalyse, dis-je, sera foucaldienne ou la psychanalyse ne sera plus. » Cette courte phrase, extraite d’un propos plus large et plus complet, reprise en diverses occasions, rassemble une multiplicité d’enjeux. Elle est malheureusement souvent déformée pour lui préférer un raccourci handicapant — « la psychanalyse sera foucaldienne », allégée de sa position. Pourtant, sans elle (la position) pas d’épistémé ; rien qu’un dogme ; ni Foucault ni Allouch ni Lacan ne visaient cela, bien au contraire : les nombreuses études ou commentaires éclairés sur leurs propositions, et avancés, l’ont démontré ; leur intérêt pour les fondateurs de la discursivité (Marx, Freud) les y encouragea jusqu’à définir selon chacun d’eux (Foucault, Lacan) ce qu’est un Discours — sans préjuger, même à postériori, du signifié lié à la « position », sous la plume d’Allouch.

Avec cette erreur commune écourtant le verbatim, cette invitation d’avenir déformée, à qualifier la psychanalyse plutôt que sa position, chacun·e peut savoir ce qui en est manqué, ce qui échoue : laisser la psychanalyse non aboutie comme objet, pour lui éviter une promotion en plus-de-jouir, tel un rab de foin pour le bétail. Et nous pouvons le constater ces temps-ci, les étables se remplissent au fur et à mesure que les bottes se multiplient.

Qu’importe, pour l’occasion, d’apprécier les précisions apportées par l’auteur de la formule. Restons sur la manœuvre, puisqu’elle est exemplaire et touche un point crucial, ce n’est pas étonnant ; s’il ne l’était, comme cela se produit aussi très souvent avec des slogans lacaniens inspirés de ses propos revisités, le point cerné n’engagerait pas de telles constructions rhétoriques. Ici, elles nous intéressent ; elles concentrent, à propos de la position foucaldienne et de l’actualité de la psychanalyse faisant situation, tout ce qui mérite notre attention à propos des résistances de la psychanalyse à continuer.

Résistance, quand elle passe à l’action de résister, ne commence que dans le rapport de soi à soi, ainsi que le soulignait Foucault, précisant par là le point de résistance au pouvoir politique. Que l’on comprend aussi comme : résister c’est d’abord penser contre soi. Tel est l’indice fondamental de ce qu’est la position. Et deux questions divergentes : l’analyste doit-iel penser contre iel-même ? ; l’analyste doit-iel penser la psychanalyse contre elle-même ? L’une privilégie de nourrir un contenu critique, l’autre se passionne pour l’obtention d’une place critique. Disons, pour les rassembler un peu, que doit être interrogée à partir d’elles la position de l’analyste vis-à-vis du savoir et de son usage, donc vis-à-vis de la thérapeutique médicale ou psychopathologique. Après quoi la position pourra se confondre avec l’agent et son produit.

Cette notion de position engage alors une autre question : comment cette position se soutient-elle dans le temps, c’est-à-dire, comment la psychanalyse dure-t-elle ? 

C’est ici qu’un double éclaircissement peut s’imposer. D’une part, qu’entendre par « position foucaldienne » pour la psychanalyse — ce que Jean Allouch propose —, en la distinguant rigoureusement d’une « psychanalyse foucaldienne » ? Une position foucaldienne pour la psychanalyse ne signifie pas qu’elle doive devenir « foucaldienne », au sens d’un alignement théorique ou d’une greffe externe. Il s’agit plutôt de prendre appui sur ce que Foucault appelait la « pensée du dehors » : une pratique de la pensée qui interroge les conditions de possibilité du savoir lui-même, ses points d’assujettissement, ses mécanismes d’autorité. La psychanalyse, dans cette orientation, ne s’envisage plus comme savoir sur le sujet, mais comme discours pris dans un régime de vérité qui produit des effets subjectifs, politiques, historiques. Une telle position engage à penser contre soi, à partir des résistances que le savoir psychanalytique suscite ou rejette, non pour se défendre mais pour se réélaborer. Ce n’est pas la psychanalyse peinte aux couleurs de Foucault, mais une psychanalyse qui se confronte à son propre dehors : aux normes qu’elle institue en croyant les analyser, aux effets de pouvoir qu’elle génère sans les nommer. Elle ne devient pas un outil critique ; elle se laisse critiquer dans ce qu’elle fait advenir de ses sujets.

Car, déformée par la répétition tronquée, elle devient une prophétie abstraite, un slogan séduisant, mais vide, qui fait de la psychanalyse un objet adaptable, malléable, « compatible avec » plutôt qu’un discours à situer, historiquement et politiquement. Sans l’angle de la position, il n’y a ni épistémé, ni subversion, ni historicisation possible. Il ne reste qu’un reste — un fétiche de savoir, ou un mythe de résistance.

 

Lacan – intransmissibilité et réinvention

Ajoutons-lui, à présent, un court rappel sur une autre invitation centrale de notre interrogation présente, qui se fait entendre tronquée, par tradition, dans le milieu. La psychanalyse est à réinventer, soi-disant ainsi dite par Lacan, l’était pour une chose précise : sa façon de durer ; Lacan parle de la psychanalyse à réinventer dans sa façon de durer, et non seulement d’être réinventée elle-même. Il dit : « Tel que j’en arrive maintenant à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé — puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé — de réinventer la psychanalyse. Si j’ai dit à Lille que la passe m’avait déçu, c’est bien pour ça, pour le fait qu’il faille que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer. » — il n’a pas précisé volontairement ou malgré elle ; il n’a pas dit « La psychanalyse est à réinventer ». Il ne s’agit pas ici d’une incantation réformiste ni d’un plaidoyer pour le renouveau perpétuel. Il s’agit d’un constat inquiet : la transmission ne fonctionne pas comme elle devrait. Et ce n’est pas un défaut logistique ou générationnel : c’est un effet structurel. 

Mais alors, quelle serait cette manière de durer à réinventer, pour la psychanalyse ? La manière dont la psychanalyse peut durer, au sens proposé par Lacan, ne passe pas par une répétition des fondements ou une reproduction des dogmes. Elle implique que chaque analyste, en se risquant à l’acte, en tire quelque chose de son propre passage par l’expérience analysante — une manière de tenir le transfert, de faire exister l’inconscient, qui n’a rien d’une méthode, mais tout d’un style. Réinventer la façon de durer, ce n’est pas fonder une nouvelle école, ni relancer un projet collectif. C’est une éthique de la relance à même l’expérience, toujours située, jamais modélisable. Cela suppose d’abandonner l’idée même de transmission comme reproduction. Ce qui se transmet, c’est l’impossible de transmettre, et la décision d’en faire quelque chose. Durer, pour la psychanalyse, c’est ne pas s’auto-assurer. C’est s’interrompre, se perdre, pour mieux laisser une coupure faire œuvre — qui ne reconduit pas, mais rouvre. Ceci n’impose pas mécaniquement l’expérience de la Passe comme socle des théorisations attendues, d’autres procédures ou pratiques peuvent s’y appuyer, mais cela impose que toutes propositions théoriques doivent transpirer les enjeux de la formation de l’analyste.

 

La psychanalyse ne se transmet pas comme un savoir, un protocole ou une doctrine. Elle se transmet à la condition d’être toujours réengagée dans un acte, dans une réinvention subjective.

Dans cette voie, réinventer la psychanalyse dans ses manières de durer n’est certes pas la réinventer de fond en comble, ni la redémarrer à zéro ou la refonder. Les institutions psychanalytiques peuvent être refondées, recommencées à zéro : nombre de groupes, associations ou écoles se créent, d’autres se dissolvent. Mais la psychanalyse… comment pourrait-elle être autre que continuée, du moment qu’elle n’est pas « encore accomplie » comme le soulignait Jacques Derrida ?

Dans Résistances–de la psychanalyse, il écrit « Il y a sans doute une psychanalyse en cours, mais il y a surtout, à mes yeux, une psychanalyse à venir, encore inaccomplie, qui n’est pas encore advenue dans ses possibilités les plus radicales. », et ajoute « Ce n’est pas seulement la société qui résiste à la psychanalyse, mais la psychanalyse qui résiste à elle-même, à sa propre mutation. Une psychanalyse qui refuse de se transformer devient son propre obstacle. », ou encore « La psychanalyse ne peut se tenir à l’écart des enjeux éthiques et politiques de notre temps. Si elle ne prend pas le risque de s’engager, elle perd son potentiel de subversion et d’émancipation. » et pour finir « La psychanalyse n’est pas un système fermé. Elle est une ouverture infinie, un travail sans fin sur les résistances, sur l’inconscient, sur ce qui reste à découvrir et à comprendre. » Non encore accomplie, écrit-il. Non close, peut s’entendre. Établie en partie, certes, mais inachevée. Supposée et insoupçonnable. Intenable et indomptable pourvoyeuse de savoirs encore insus, inouïs.

Faut-il ré-entendre ici que la psychanalyse elle-même, et non seulement la cure, est finie et infinie bien que menée parfois à son terme — nécessité pour qui passe au fauteuil d’analyste, mais pas pour l’expérience freudienne  ? L’intransmissibilité n’est pas qu’un fait : elle est aussi un effet. La psychanalyse se construit comme discipline du transfert, mais elle reproduit institutionnellement des formes de savoir non transférables, sacralisées, intouchables. Il faut interroger cette contradiction comme une forme de résistance interne. Le paradoxe est donc le suivant : la psychanalyse résiste à sa disparition, mais aussi à sa continuation. Elle ne veut ni mourir ni changer. Elle s’installe dans une répétition de sa structure, dans la rigidité de son discours, dans la fidélité parfois mortifère à ses grands noms. Et pourtant, elle appelle à la réinvention, à l’acte, à ce qui interrompt la chaîne.

Là encore, il ne s’agit pas de tout jeter. Mais de savoir ce qui, dans les discours actuels sur la psychanalyse, tient lieu de conservation mimétique, ou ripolinage de conscience pour actionnaires attaché·e·s à leurs dividendes, au lieu de transmission vivante, désinstituée. Car ce n’est pas la psychanalyse qui est à sauver, c’est son geste. Et ce geste ne peut être reconduit que s’il rompt avec lui-même, dans un acte qui ne fait pas trace, mais rupture.

Durer, pour la psychanalyse, c’est accepter de ne pas se reconnaître. De passer par des formes qui ne la rassurent pas. De se laisser prendre à défaut. C’est cela que Lacan appelait réinvention, et non un rebranding contemporain. Une manière de dire que la psychanalyse n’a pas de futur tout fait. Elle n’a que du possible à ouvrir. Donc du nouveau, et non seulement du commentaire, plus ou moins subversif, et encore moins de mise en rayons d’objets contraphobiques ou de boules anti-stress pour apaiser les affects.

 

Cancelling et pinkwashing

Le livre Pulsion, coécrit par Sandra Lucbert et Frédéric Lordon, offre un exemple paradigmatique des tensions soulevées ici : qu’est-ce qu’une psychanalyse qui ne se pense plus depuis sa position, mais depuis un autre savoir ? Que produit un discours qui emprunte ses concepts à la psychanalyse sans s’exposer à ses effets de division ?

Dans cette tentative stimulante et brillante, un dialogue entre psychanalyse et politique spinoziste. L’ouvrage opère en réalité une réduction de la pulsion à une force déductible, une énergie primitive, un fond ontologique du sujet. La pulsion y devient le moteur essentiel de toute subjectivité, pensée comme donnée fondamentale — et non comme construction paradoxale, bord de la représentation, montage symbolique et fiction analytique. Déliée de la scène clinique et de l’inconscient, elle se re-naturalise. Le signifiant s’y fait substance. Ce glissement signe un renversement : la psychanalyse n’est plus ici un savoir situé, mais une réserve de concepts mobilisables pour un projet théorique préétabli. Il ne s’agit pas de réinvention depuis la psychanalyse, mais d’un redéploiement de la psychanalyse au service d’une théorie du sujet déjà constituée. À ce titre, Pulsion incarne ce que ce texte critique : une prétendue relance de la psychanalyse sans mise à l’épreuve de sa position, de son mode de durée, de ses résistances internes. À aucun moment l’ouvrage ne prend en compte ce que Foucault, Allouch ou Lacan posaient comme essentiel : que le savoir, dans sa forme même, est lié à un dispositif de pouvoir, et que la psychanalyse n’est transmissible qu’à la condition de se défaire d’elle-même, dans une opération qui engage le corps du sujet, et non uniquement la logique à détruire d’un système oppressant. À cet égard, Pulsion ne divise rien. Il commente, il récupère, il élabore — mais depuis une place extérieure. Autrement dit : il confirme la psychanalyse comme image, mais n’en prolonge pas le geste. Il n’en reste pas moins qu’à tenter de le critiquer, après l’avoir lu, chacun·e peut progresser d’un bond dans son appréhension de la théorie, ce qui en soit est déjà tellement plus décisif que la plupart des autres propositions actuelles.

C’est ici que se situe la fracture décisive. Une psychanalyse qui dure sans se penser depuis sa propre position, sans passer par le non-savoir qu’elle ouvre, devient un objet épistémique parmi d’autres — un ornement théorique. Ce que Pulsion nomme « pulsion » n’est plus ce que la psychanalyse y engage : un point de réel, non maîtrisable, qui oblige à recommencer de ce non-lieu et non du lieu d’une pensée.

 

Si la psychanalyse veut se penser comme discours, encore faut-il qu’elle assume sa participation à un régime de vérité, c’est-à-dire à des procédures d’énonciation, de légitimation et de pouvoir. Or, lorsqu’elle refuse de se mettre à l’épreuve de ses propres effets de vérité, elle cesse d’être un savoir critique pour devenir une vérité instituée. Il s’agit maintenant de saisir comment ces enjeux de position et de durée se rejouent dans les débats contemporains, marqués par des formes de protestation radicale, de réécriture critique et parfois de récupération au risque de la réappropriation culturelle — en particulier des cultures queer et décoloniale.

Ceci exige donc l’invention, l’élaboration et la conceptualisation neuves, pour tenir éloigné le mirage d’une stratégie qui serait purement réactive. Sans cette prise de risque, il n’y a que le commentaire des théories existantes pour venir boucher l’absence de recherches sérieuses. Mais cela demande, avant toute autre chose, en particulier les bonnes intentions — toujours empoisonnées — d’articuler ce qu’est la position comme façon de durer. La position foucaldienne, éminemment critique, nous encourage à considérer le savoir comme jamais neutre, et toujours lié à un rapport de pouvoir. Il ne s’agit pas d’un savoir objectif, extérieur ou pur, mais d’un savoir produit dans des dispositifs historiques, politiques, sociaux — et ces savoirs participent eux-mêmes à la construction des sujets. En ce sens, le savoir est à la fois ce qui éclaire et ce qui assujettit. Foucault pense que le savoir fait partie des mécanismes du pouvoir. Il n’y a pas de vérité en dehors d’un contexte politique : ce que l’on considère comme vrai dépend des régimes de vérité dominants, c’est-à-dire de ce que les institutions, les discours autorisés, les pratiques sociales rendent crédible à un moment donné. Il se peut donc, en particulier aujourd’hui, qu’apparaissent seulement des mauvais liftings bien filtrés comme des selfies avantageux.

Ceci exige aussi d’éclairer les manières de durer vis-à-vis de l’Histoire des subjectivités. En ce sens, les nuances savoureusement dialectisées par Laure Murat dans son récent texte, nous interpellent. Comment les résumer ?

Murat dénonce le terme « cancel culture » comme une étiquette fourre-tout, souvent utilisée à droite pour brouiller et discréditer des pratiques très diverses — militantisme, déboulonnage, dénonciation, boycott, cyberharcèlement — sous un même halo négatif. Elle préfère parler de « culture de la protestation », plus juste et plus claire. Le renversement des statues (ex. des figures confédérées après la mort de George Floyd sous les coups de la Police américaine) est perçu comme une prise de conscience des impensés historiques, et non une tentative d’effacer l’histoire ou de récrire la mémoire officielle. Mais cela ne suffit pas, et c’est là l’intérêt de sa proposition encourageante, si bien formulée en langue française par l’équivoque de réécrire/récrire : le premier fait le job, le second l’esquive, procrastine.

 

Que nous apprend l’actualité visible de la Psychanalyse, en 2025 ? Diverses propositions voient le jour, illustrant une sorte de frémissement, un mouvement — pluriel, sans doute. Celles-ci sont apparues à discrétion d’abord, puis tout à fait visibles à présent, aux titres des colloques, séminaires ou tables de librairies. Une actualité épistémologique, éditoriale et clinique. Qu’y trouvons-nous ? Une psychanalyse recommencée, redémarrée, remaniée ou refondée, repensée, renouvelée. Ces propositions apparaissent depuis peu ; elles se multiplient et interpellent d’autant, celles dites par le verbe réinventer qui tenaient la rampe jusqu’à présent.

Chaque verbe d’action, ainsi avancé, suppose une conception et une expérience de l’objet de la psychanalyse aussi compatibles qu’inconciliables, dont il faut commencer d’extraire les ferments pour éclaircir leurs processus et leurs visées (inconscientes, politiques, théoriques) ; car à l’objet devrait suivre le but, de la psychanalyse, s’il s’agit d’éclairer son avenir. Mais nous n’y trouvons rien qui réponde qu’à confirmer la psychanalyse pour objet. S’en suit qu’elle se suffit à elle-même, mâtinée de nouvelles couleurs et de savoirs cruciaux. Elle est réinventée à la manière du raccourci accablant la citation du prophète, ainsi élevé par des disciples.

L’erreur ici pointée constitue sûrement l’un des ferments en question. Ils intersectionnent les résistances internes de la psychanalyse — précisons des psychanalystes. Au titre des plus déterminants, faisons place aux insolentes propositions d’autres cancelling. Dans une gerbe flamboyante pourraient passer par-dessus bord les encombrants, les monstres dont l’inventaire peut s’énoncer : l’Œdipe, le Phallus, la castration, le psychisme pour ne citer que les plus évoqués en ce domaine. Ce peut être sexy ou rigolo pour certain·e·s, mais pas beaucoup plus qu’une publicité mensongère sur PsyGPT (application d’IA pour psys qui se sont trompé·e·s de pratique).

Après quoi, il peut être difficile de soumettre à l’analyse critique que la psychanalyse puisse être renommée « féministe », « queer », « matérialiste », « intersectionnelle », etc. Tandis que l’effacement du nom par son complément éloigne d’autant la tentative d’une quelconque réinvention, qui s’échoue déjà sur les rives d’un grossier démenti, par le refus du temps historicisé et la perversion de l’espace — celui de l’énonciation en particulier, qui voit le savoir réputé situé être seulement dérobé à quelques ambassadeur·ices trop commodes.

 

Dépsychopathologiser la psychanalyse

Si Lacan, par exemple, fait du Phallus ce que nous en savons, donc au moins trois définitions distinctes, laissant intacte la morsure du signifiant sans signifié et signifié de la jouissance en plus-de-jouir, pour décoller de l’envie du pénis freudienne, ce n’est pas sans un intérêt prodigieux pour réinventer la position de la psychanalyse et travailler sa façon de durer. Déboulonner des statues ne réinvente rien, c’est une nécessité symbolique, non dialectique. Elle doit être complétée, avant même d’être envisagée, d’une entreprise autrement plus profonde pour soulager la psychanalyse de ce qui l’empêche : dépathologiser la psychanalyse, dépsychopathologiser la psychanalyse. Dépsychopathologiser la psychanalyse ne signifie pas lui retirer toute portée clinique, ni nier la souffrance psychique comme matière de l’expérience analytique. Cela veut dire rompre avec l’assujettissement au modèle médical, à la pathologie comme grille de lecture, à l’obsession d’un repérage préalable à l’écoute. C’est refuser que le sujet soit assigné à une structure avant d’avoir même parlé. Cela implique de penser l’inconscient non plus comme lieu de production de symptômes classables, mais comme scène de coupure, d’équivoque, de reprise — une scène sans catégorie. Cela oblige à déplacer le centre de gravité de l’analyse : non plus guérir ni adapter, mais ouvrir un espace où l’invention du sujet prévaut sur son évaluation. C’est là que se dessine une ligne de fuite essentielle : sortir des logiques universitaires et institutionnelles qui — sous couvert de scientificité ou de supervision — réassignent sans cesse l’écoute à des cadres normés. La psychologisation de la psychanalyse, via les diplômes, les nomenclatures, les masters dits cliniques, ou bien encore les regroupements affinitaires ou identitaires en forme de connivence intellectuelle n’est pas une extension de terrain : c’est sa domestication. Il faut sortir de là. Sortir de l’université, des certifications, des critères de compétence, de l’illusion qu’il faudrait être légitimé·e pour pouvoir écouter — alors que c’est l’écoute elle-même qui désorganise toute légitimation.

Historiquement, la psychanalyse s’est constituée contre la psychiatrie, mais sans jamais se départir de son vocabulaire. Névrose, psychose, perversion — ces termes viennent du dehors, et s’ils furent subvertis, ils n’en continuent pas moins à structurer des pratiques de nomination, de classement, de maîtrise. Bien que ce triptyque identifie la perspective psychanalytique, distinct d’autres catégorisations ou repères, il n’est pas constitué de signifiants dégagés de l’expérience psychanalytique à proprement parler, mais des emplois, certes bien sentis, mais dont il est permis de se demander ce que ces mots-là sont devenus après plus d’un siècle d’expérience. Puisqu’ils sont pris dans les premiers développements théoriques de l’expérience freudienne, telle qu’elle émergea à la fin du 19è, et qu’ils portent avec eux les déterminants et savoirs de leurs emplois, sommes-nous si sûrs de la maintenir tels quels ? Car, dépsychopathologiser, c’est donc aussi dé-hiérarchiser : renoncer à l’illusion d’une cohérence conceptuelle à défendre, d’une échelle des troubles, d’une profondeur objectivable, d’un « cas » à comprendre. Ces trois signifiants-là, de fonctionner comme signifiants-maîtres, mais pas seulement, ne sont pas devenus si différents d’eux-mêmes que cela : ils restent emplis de fixations fantasmatiques, dont en premier lieu la domination par la norme. Quand et comment iront-ils irradiés, sous une poussée poétique affranchie des facilités métaphoriques, d’autres signifiances, d’autres lieux, d’autres vies pour laisser place à d’autres dires libérés de leurs dits théoriques ? Où ils serviront d’autres sexuations que celles de la normalité dominatrice.

 

C’est un geste éthique autant que politique. Il ne s’agit pas de prôner un relativisme mou ou une neutralité bienveillante. Il s’agit de reconnaître que certaines subjectivités — queer, trans, dissociatives, hors-langage — ne trouvent pas leur place dans les systèmes de sens adoubés par les institutions. Il s’agit d’accueillir ce qui échappe, ce qui déborde, ce qui ne rentre pas dans la clinique du repérage. Cela suppose d’assumer que la psychanalyse, si elle veut durer autrement, doit aussi sortir d’elle-même. Ne pas s’adapter au monde, ni lui tourner le dos, mais s’ouvrir là où l’inconnu insiste — là où aucune étiquette, aucun diplôme, aucun savoir universitaire ne garantit quoi que ce soit.

Les personnes trans – devant toutes les autres — nous en montrent le chemin, les limites et les manières de faire avec une pédagogie éclatante, sans que cela fasse véritablement enseignement, chez les psychanalystes qui prennent la plume ou la parole. Résister à continuer, ce n’est pas simplement refuser de changer. C’est persister à se répéter dans des formes apparemment critiques, mais qui reconduisent les impensés fondamentaux. C’est continuer sans transformation, et transformer sans division, sans controverse — que nous espérons autrement plus instruite que les commentaires semés sur Facebook et autres Instagram, etc.

Pensons, ici, au travail de longue haleine auquel s’affrontent les cures des analystes de demain sorti·e·s de l’Université avec un diplôme de psychologue agrémenté d’une mention psychopathologie clinique ou psychologie clinique, ces éléments de langage devenus totems — là-dessus, chacun·e peut savoir ce qu’il en est. Euxlles toustes ne peuvent éviter, même pour en soulager l’expérience, de refaire le chemin du sens émergeant pour en savoir les excès. Et d’apprendre, par la même, comment le symbolique ne fait que s’établir sans atteindre aucun ordre du même nom, sauf pour les réactionnaires, hors dialectique encore. Ce qui ne s’apprécie qu’au risque de l’égarement, de la poésie, le plus loin possible de la nosographie, du concept ou de l’académisme de l’écriture savante.

La seule chance d’œuvrer au cœur de son souci : ce que l’on dit de la folie, ce que l’on pense des fous (toutes catégories concernées). Loin d’un ripolinage guidé par des circonstances temporaires.

 

Conclusion

Résister, pour la psychanalyse, ce n’est pas se défendre. Comme on s’accroche au sexe où la dernière branche — peut-être la première, à rebours — se présente pour éviter l’attrait du gouffre sous-jacent, on peut s’agripper au Logos d’une manière identique ou presque. C’est contre cela qu’il faut établir des percées supplémentaires et complémentaires, fondées des pouvoirs de la castration dans l’expérience — notamment — qui ne fait pas forcément un Complexe, ainsi que Freud le proposa. Et d’appliquer la même audace aux autres supposées reliques. La psychanalyse mérite d’être dépsychopathologisée, pas d’être vaguement cancelée ou pinkwashée.
La tâche est immense, mais elle est commencée. Là où certains veulent enfermer la psychanalyse dans une image restaurée, prestigieuse ou consolante, d’autres y introduisent du dissensus, du trouble, du négatif. Il ne s’agit pas d’ajouter de nouveaux mots d’ordre, mais d’écouter les failles, les ratés, les ruptures — et d’y entendre les germes d’un autre possible. Ce qui vient, c’est moins une révolution qu’un travail souterrain, dans les pratiques, les dispositifs, les prises de parole. Là où le symptôme n’est plus indexé sur une norme, mais sur une invention singulière ; là où l’analyste n’est plus le gardien d’un savoir, mais celui qui consent à en perdre un peu, et non plus s’y reconnaitre — pas même pour ses besoins narcissiques — comme une identité, une identité politique.
La psychanalyse : ce qui ne continue pas se répète (souvent sous une forme simplement inversée et souvent décevante).

À l’appui de ce parcours, il est apparu que deux propositions méritent aujourd’hui d’être retravaillées sans fétichisme. La première — la « position de la psychanalyse » — engage à ne pas confondre discours critique et stratégie d’intégration. Une position foucaldienne pour la psychanalyse n’est pas une psychanalyse aux couleurs de Foucault : c’est une psychanalyse capable de se penser depuis son propre bord, dans un rapport non-identitaire au savoir, et dans l’épreuve de son assujettissement. Elle ne s’adapte pas, elle se désassujettit. La seconde — « sa façon de durer », selon Lacan — nous oblige à sortir d’une logique de conservation ou d’héritage figé. Durer, ce n’est pas transmettre un corpus, mais faire l’expérience d’un geste toujours recommencé, dans l’intransmissible même. Et pour cela, la psychanalyse doit consentir à sortir de ses sanctuaires, de ses chaires, de ses écoles. Elle ne pourra durer qu’en se mettant en dehors : hors des catégories, des effets de nom, des diplômes de surplomb.

Ce texte espère soulever une série de controverses fertiles, plutôt que d’asséner un point de vue. La psychanalyse peut-elle être autre chose qu’un discours qui se défend ? Est-elle prête à s’exposer aux conditions de sa propre perte — pour produire du nouveau, et non un discours de remplacement ? À quelles conditions — politiques, éthiques, symboliques — pourrions-nous inventer une psychanalyse qui se tienne à la hauteur des subjectivités contemporaines sans se dissoudre dans la demande ? Et si nous parlions enfin sérieusement des résistances de la psychanalyse — non celles qu’elle affronte, mais celles qu’elle oppose, dont certaines, principales, ont été soulevées ici ?

 

FIN