Tant que l’on baptisera punition du nom de sécurité et génocide du nom de justice, tant que l’on adorera l’objet au lieu d’écouter les vivants, Gaza restera notre miroir et notre honte
Publié sur internet, août 2025.
Nulle équivalence, nulle balance des désastres ; que ceci soit dit en tête, pour ne pas confondre les morts et ne pas s’absoudre soi-même : nous dirons seulement la logique qui mord, ségrégation et fétiche, démenti sur la langue, et les Palestiniens dans l’enclave où la faim est une mesure et la poussière une unité, et l’eau un verdict qui s’ouvre ou se ferme comme une paupière de métal sous les bombes et les balles.
La pensée, cet éclat. Morcelée souvent, jamais autant que les corps. En vrac, une épicerie d’idées jetées pour essayer d’y voir plus clair au comptoir de l’Histoire.
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Nous avons vu des cartes, des couloirs, des lignes comme des coutures, nous avons vu les portiques, les caméras, les visages encadrés de plastique, et nous avons vu qu’on voyait ; nous avons su que cela obligeait et nous n’avons pas voulu savoir, nous avons gardé la main sur l’interrupteur des noms ; nous avons dit sécurité, riposte, nécessité, pour que le sommeil consente encore à nous admettre ; et le matin, sur les écrans, ce n’était pas des champs mais des pixels de ruine, des poussières vivantes, et l’on comptait, et l’on comptait, et la comptabilité devenait un refuge, un rite, une manière de ne pas pleurer.
Et les bombes, disons-le sans paravent, tombent comme on jette des marteaux sur la vaisselle du monde : de nuit, de matin, au milieu du pain, sur l’école à la récréation, sur l’hôpital qui sent l’éther, sur la tente qui a remplacé la maison, sur la file d’eau, sur la cuisine où l’on pétrit encore. Ce ne sont pas des bavures, pas des erreurs de trajectoires — la visée demeure quand la phrase nie ; c’est l’acharnement d’une science qui a perdu la loi, et qui mesure en mégatonnes ce que la décence mesure en prénoms.
Et les civils couchés massacrés, les familles en grappes, les ambulances frappées, les secouristes tirés comme lapins ; et les journalistes, gilets PRESS en lettres grosses comme des toits, couchés près de leurs caméras — la caméra brisée dit assez qu’on ne voulait plus voir. On parlera dans les bureaux de proportion, de boucliers humains, d’aléas — mais ici la parole ne couvre plus, elle découvre : c’est massacre, c’est le mot nu qui reste quand les euphémismes brûlent.
Et l’autre obscénité est la langue des puissants : cette mauvaise foi qui se tord comme un clou sous la pince, qui nie le matin ce qu’elle admet le soir en note de bas de page, qui promet et ajourne, qui jure et trahit, qui baptise sécurité ce qui n’est qu’une punition. Les dirigeants israéliens, à force de serrer l’exception comme une idole, se sont faits immondes criminels : ce n’est pas la Shoah qui l’ordonne — elle le réprouve —, c’est la tentation de tuer sur le désastre pour qu’il parle à leur place. Leur droit s’effrite dans leur bouche, il ne reste qu’un pouvoir couvert de lois qui tuent.
Il y a des objets plantés au milieu du jour comme des clous dans le front, wagons d’autrefois, barrières d’aujourd’hui, cartes aux flèches rouges, palettes sous film, brassards fluorescents, et ils disent regarde, et ils disent passe ton chemin, ils sont la mémoire et l’excuse, le sceau et l’écran, pansements de fer sur une plaie qu’on ne veut pas panser, fétiches que nous chérissons parce qu’ils nous dispensent d’entrer dans la chambre où la perte travaille, la perte incomparable qui n’a jamais fini de parler.
Nous savons d’où vient la crypte et ce qu’elle garde, ce peuple qui se leva des cendres avec la décision de ne pas y retourner ; nous savons et nous nommons sans ironie, sans venin ; mais nous voyons aussi l’ombre froide des appareils, la mémoire devenue procédure, l’exception installée dans le bureau comme une lampe, et nous entendons l’instruction basse : tuer sur le désastre, se coller à lui comme au rocher de l’histoire, et tirer de cette roche le droit de serrer, d’assigner, d’affamer ; et cela encore est un démenti, non l’oubli de la Shoah mais son sacre jusqu’à l’aveuglement, la mémoire montée sur ressort, qui ne laisse plus entrer la loi commune avec ses ne pas pauvres et têtus.
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Et parce que nous venons de trois maisons du même Dieu :
Nom — Juifs. La braise sans image, le Nom imprononcé porté les premiers : on ne le pardonne pas. Avoir mis Dieu à vif d’entrée, c’est attirer l’ancienne haine, la rancœur contre l’antécédence.
Fils — Chrétiens. Une filiation imaginaire et charnelle pour franchir l’abîme : un visage pour la Loi, un corps pour la blessure.
Sceau — Musulmans. La Parole scellée qui clôt la chaîne, un oui sans figure au-dessus des noms.
Ces trois voies vers l’unique serrent le même point, refusent de le savoir, ne peuvent le partager.
De ces antécédences sont nées des jalousies d’aînesse, des fidélités en guerre, des querelles de titres sur les pierres et les puits. Les signifiants — Nom, Fils, Sceau / Juifs, Chrétiens, Musulmans — ont été dressés en objets pour tenir l’Innommable : dômes, murs, reliques, clefs. Là où la perte ne peut être pleurée, on la change en chose ; là où l’on ne peut dire, on bâtit ; là où l’on tremble, on administre. Ainsi naissent les fétiches : ils protègent en oubliant.
Chacun dément sa perte selon sa grammaire : le premier en cryptant, le second en incarnant, le troisième en scellant. Du frottement de ces fidélités, la terre devient hostie, seuil, talisman ; et l’enclave — étroite — recueille, distille, explose cette vieille querelle d’aînesse au profit des appareils.
Et qu’on le dise net : ici, dans cette actualité de ruines et d’os pilés, c’est la foi même qui est massacrée — la foi comme ouverture, comme droit de ne pas tuer pour croire. Et les trois monothéismes en portent la charge : non pas les âmes, mais leurs appareils ; non pas les priants, mais leurs clergés, leurs princes, leurs partis qui se repaissent du Nom. A force de Nom, Fils, Sceau / Juifs, Chrétiens, Musulmans, ils ont livré la foi aux douanes, l’ont attachée aux murs, l’ont enrôlée sous les bombes ; ils ont fait des pierres des mandataires du ciel et des vivants des justificatifs. Ainsi la foi, décapitée, est brandie comme un drapeau ; ainsi Dieu, pris en otage, parle la langue des sommations. Responsables, oui — historiquement responsables d’avoir laissé la perte devenir fétiche et d’avoir aimé ce fétiche plus que les vivants.
Et pour mémoire, la foi désarmée : non pas la religion en habit d’état-major, mais la foi des mains vides — le pain partagé sans liturgie, l’eau passée de paume à paume, le seuil laissé ouvert pour l’inconnu, le lit prêté au blessé sans demander son drapeau. La foi qui n’administre pas, qui n’ordonne pas, qui n’a ni uniforme ni otages, qui parle à voix basse, qui récite ses ne pas sans tambours : ne pas tuer pour Dieu, ne pas humilier pour Dieu, ne pas punir l’enfant au nom de Dieu. La foi qui laisse Dieu se taire pendant qu’on porte un brancard, qui signe avec des prénoms pauvres et des gestes tenaces ; la foi qui préfère ouvrir plutôt que prouver, qui garde la maison pour que la nuit passe un peu plus vite.
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Eux, les Palestiniens, dans l’enclave, ce nom qui sonne comme un sarcasme administratif, bande étroite où l’on transfuse la lumière, où l’on rationne l’air, où l’on teste la patience des mères, où l’on inflige aux enfants une arithmétique qu’on ne devrait pas connaître : combien d’heures pour l’eau, combien de pas jusqu’au sac, combien de nuits sans toit, combien de noms perdus dans les colonnes, combien de bombes par nuit, combien de morts par heure ; ils sont tenus là comme des cobayes d’histoire et pourtant ils tiennent encore la tasse, la clé, la photo du cousin parti, ils tiennent la langue même quand elle craque, ils tiennent par obstination de pauvres, qui est le seul trésor que la politique n’a pas réussi à leur voler.
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Nous, qui parlons, nous n’avons pas le droit d’épargner notre phrase, nous devons la rendre à la poussière, la soulever puis la poser doucement : il y a un mécanisme et nous l’appelons par son nom : démenti ; nous ne disons pas que les hommes mentent, nous disons que la perception demeure et que l’obligation s’efface ; nous disons que l’enclave est un fétiche, pansement de fer posé sur une perte inassimilable, d’un côté la Shoah, de l’autre la Nakba, deux abîmes qui se regardent et que l’on préfère administrer plutôt que de mettre en deuil ; nous disons que lorsque le fétiche lâche, l’acte survient, éclat pur et sot, frappe, roquette, profanation, enlèvement, comme si l’on voulait faire apparaître la perte sous une autre perte, plus fraîche, plus nette, plus sanglante, pour qu’enfin quelque chose s’entende.
Et nous voyons l’autre liturgie, la liturgie utile et pourtant capturée : camions alignés, listes laminées, sceaux bleus, ponts aériens, pesées, cohortes d’anges en gilets qui ne prêchent pas mais mesurent, et leurs gestes sauvent, nous le savons, et pourtant à force d’être nécessaires, ils deviennent l’ornement de la scène, le rideau entre le cri et la décision ; la charité tenue en laisse pour que la politique puisse s’absenter dignement.
Nous appelons alors des gestes qui ne seraient pas des métaphores mais des choses : cessez-le-feu qui est un calendrier et non un slogan ; passages garantis, qui sont des portails qui s’ouvrent à des heures dites, trois fois par jour, quoi qu’il arrive ; échanges qui sont des autobus, des couloirs d’hôpital, des téléphones qui sonnent dans des cuisines et où des voix répondent ; justice qui n’est pas un ton mais des procédures menées jusqu’au bout, malgré la fatigue des puissants, et où le témoin assis parle sans être confisqué par la cause ; ce sont des objets contre les objets, des actes contre les idoles, la petite menuiserie du sens contre l’acier des excuses.
Nous savons aussi ce qui nous ronge, le miel noir de la jouissance : tenir l’autre en place, le compter, le nommer par catégories, l’observer à travers des verres épais ; trouer la carte, narguer la forteresse, exhiber l’éclair comme on exhibe un blason ; ces excès sont jumeaux, ils s’engendrent et s’alimentent, ils se prêtent la main par-dessus les morts.
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Et cependant, s’il y a une langue, qu’elle serve au moins à cela : désaimanter l’objet, retirer au fétiche sa majesté funèbre, ne pas jouir de l’explication comme d’une victoire, réduire l’emphase au profit de la loi commune, ce ne pas qui tient encore debout quand tout le reste chancelle : ne pas tuer, ne pas humilier, ne pas punir l’enfant pour le père, ne pas affamer, ne pas déporter la vie hors d’elle-même.
Nous ne ferons pas les comptes d’un siècle qui n’est pas fini ; nous ne déposerons pas des comparaisons comme des pierres plates ; nous parlerons, oui, depuis un bord : du côté des Palestiniens tenus sous siège, parce que c’est là que la ségrégation est totale et visible, là que l’enfant est un chiffre avant d’être un prénom, là que le droit se courbe en procédure, là que la douleur ne peut plus être déniée qu’en devenant rituel ; et parler depuis ce bord ne retire rien aux autres douleurs, il retire seulement à notre bouche la tentation de la balance.
Je voudrais écrire la liste des choses simples qui défont les enceintes : la citerne au milieu du quartier avec un robinet qui ne ferme pas de midi à deux ; le portail qui monte et descend aux heures fixes ; la carte plastifiée qui vaut pour vingt-quatre heures et que personne ne déchire devant l’enfant ; la farine qui passe ; le téléphone qui sonne ; le bus qui arrive ; la femme qui rentre avec un sac et qui dort ; l’otage qui revient et qui se tait, ou qui parle, comme il veut ; le juge qui écoute, et l’on ignore de qui il dépend, et c’est cela qui fait du bien ; tout cela n’est pas grandiose, c’est opératoire, c’est ce que les morts demandent aux vivants quand ils ferment les yeux : pas une explication, une porte.
Et qu’on le laisse ici, sans panache : cela ne tient pas encore. Ce ne sont que des fils tendus dans la poussière, des directions jetées tous azimuts, des bouts d’images et de mots qu’on tire pour voir si quelque chose vient. L’idée solide manque, et doit peut-être manquer : on écrit pour tâter le monde, non pour le conclure ; pour faire jouer les nœuds, non pour les sacrer. Demain, un fil cassera, un autre prendra ; qu’il en soit ainsi — qu’on cherche, qu’on essaie, qu’on regarde encore, et que la langue, pauvre chose, tienne au moins lieu de lampe pendant que passent les vivants.
Faut-il que même les psychanalystes aient à considérer à neuf la foi, Dieu et leurs conséquences ? Eux qui, en se passant du signifiant du Nom-du-Père, avaient le pouvoir d’aller y voir de l’autre côté de leur propre miroir et qui, sans doute, n’ont pas osé déjà le risquer tout à fait. Ce qui nous cloue le bec, et fait plier les genoux.