Fumer le Phallus au calumet
ou La Psychanalyse : symptôme sororal
Il m’incombe à présent d’exposer quelques réflexions motivées par la lecture du livre de Silvia Lippi et Patrice Maniglier Sœurs. Pour une psychanalyse féministe, récemment paru aux éditions du Seuil. Pour éviter de nous perdre en de trop nombreuses digressions, je me concentre, cette fois, sur trois notions : sororité, inclusivité et Phallus. Si mon angle d’approche est aigu et mon regard concentrique, de nombreuses autres considérations devraient être soutenues à partir de cette lecture que nous n’aurons pas le temps d’aborder.
Puisqu’elles ne manquent pas, je prendrai appui sur les réactions et les commentaires suscités par les actualités sexuelles en ce début de 21è siècle, que certain·es psychanalystes d’à présent osent proférer au risque du nouveau.
Ceci pour évoquer in fine, succinctement, un exemple d’ouverture et d’innovation théorique à quoi les perspectives sororales et genrées en psychanalyse nous donnent accès depuis l’expérience du divan jusqu’à nos bibliothèques, en passant par le fauteuil de l’analyste.
Je dois déclarer, précaution d’usage, un conflit d’intérêt avec les auteurices : notre connivence d’expériences et de pensées dans le champ de la psychanalyse, qui nous aura conduites à nous reconnaître sœurs. Soeurs de l’inconscient et de son verbe. Sœurs de folies.
Hypothèse
La psychanalyse en expérience est responsable de la mise en circulation de savoirs sur le sexuel, hors-cure mais pas sans effet de transfert, qui continuent depuis plus d’un siècle de contaminer l’espace social, le discours, la parole, les corps et les sexes, entre autres. À cette pandémie de savoirs insupportables (relatifs à la fameuse peste freudienne) ont répondu et répondent diverses actualités, symptômes déplacés, émergences et phénomènes plus ou moins nouveaux que nous qualifions d’actualités sexuelles. À la liste de ces productions, j’inscris en particulier l’irrésistible ascension du « genre » comme notion et concept depuis le social jusqu’au cabinet d’une part, et d’autre part de la revendication politique à l’élaboration théorique psychanalytique, et à présent l’efficacité de la notion de « sororité » poursuivant d’éclairer les coordonnées en métamorphose continue de la structure, de la libido, de nos savoirs.
Oui, je considère le genre comme un enfant terrible de la psychanalyse issue de la mise en circulation des savoirs inconscients sur le sexuel par la psychanalyse elle-même ; ceci lui assigne, à la psychanalyse, des responsabilités morales et une exigence éthique, que la contribution de cet essai démontre où il n’y a pas à reculer devant ce qui semble fou au premier abord. La sororité, de ce point de vue, est le cousin germain du genre, et marraine de la folie criante de vérité.
Le Phallus de nos soeurs, la demi-molle de nos frères
La sororité n’est pas l’inverse de la fraternité ni son retournement. Cette réduction, cette simplification ne valent que pour les portes-Phallus et Dames-patronnesses de la psychanalyse dont les commentaires, en forme de sanctions professorales, accusent le plus souvent de « naïveté », de « puérilité » ou d’« immaturité frappée de méconnaissance » l’ensemble de ces voix perceptibles à présent dans l’espace social que sont les « féminismes », « les études de genre », « les luttes contre les inégalités sexuelles », « #Metoo », « les violences faites aux femmes » ou bien encore « les transidentités » avec un mépris revendiqué. Non, elle n’est pas cela, la sororité. Il faudra réviser le contenu du Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey qui n’est plus à la page sur ces entrées.
Tout comme le pas-tout phallique n’est pas le pendant d’un tout-phallique imaginaire, mais bien un espace nécessaire au phallique d’y tenir la possibilité de son ek-sistence garante de la vivance du langage sur son orbite : sa matière, sa logique, son signe. Au littoral de ses acquis, la sororité rouvre ce que la fraternité a commencé d’établir, sous le haut patronage de l’Universel, à propos du lien social. Il y a donc un intérêt majeur de la suivre, tout comme il y a depuis plus de vingt ans dans notre champ, un intérêt prodigieux à suivre le genre pour ce qu’il est et non seulement ce qu’il fait.
Ceci étant, ces réactions motivées par le doute, le reproche, la peur ou le questionnement (dans le plus rare cas) demandent à être interprétées si nous voulons avancer. La notion de sororité, tout comme celle de genre, subit à l’occasion une sorte de procès bien avant d’être mise au travail sérieusement. L’ensemble des variations liées à ces notions sont également concernées, parmi elles : les questions trans, les néo-féminismes versus les féminismes historiques, l’écriture inclusive, etc.
Ces accusations, un peu rapides, dont elle fait l’objet, ont le parfum de réactions thérapeutiques négatives, celui des défenses réflexes mobilisées contre l’inouï, marquant un refus caractérisé de s’enseigner du symptôme dans ses actualités ni de nouvelles torsions de la langue, dont il serait étonnant que l’expérience psychanalytique choisisse de se priver alors qu’elle doit se perpétuer en se réinventant, ce dont le livre Soeurs nous nourrit et nous convainc avec tact en traitant des modalités de transmissions dégagées des affres de l’héritage : actualité aiguë du monde la psychanalyse, aujourd’hui.
Toutes ces manifestations hostiles, au-delà de n’être simplement pas soutenues par un questionnement exigeant, semblent s’activer en une contre-attaque visant le péril à l’œuvre contre le Phallus symbolique au point de le faire vaciller, quitte à ce que la vue se brouille au point de le confondre dans ses différentes nuances, ce Phallus.
Précisons notre propos. Ce n’est pas tant le Phallus symbolique que celui dit imaginaire qui se trouve dérangé et dégenré à présent soumis qu’il est à cette heureuse tentative d’inclusion par ces nouvelles dénonciations des effets et des méfaits de la castration symbolique face au règne sans partage de l’exception garante de l’Universel, gage de la fraternité. En effet, le Phallus symbolique n’est sans doute pas autant atteint d’emblée qu’il n’y parait, pas en premier, par ces actualités sexuelles, il l’est dans un second temps, après que le Phallus imaginaire ait été enjoint de se transformer sous l’effet des nouvelles formes d’expressions libidinales, et la castration symbolique (Phallus symbolique) évaluée au titre des dégâts et non plus seulement des nécessités civilisationnelles.
Mais curieusement, et pas tant que ça, ce sont donc bien les atteintes au Phallus symbolique qui suscitent le plus de réactions, d’oppositions et de commentaires inquiets face à la subjectivité de notre époque. Ce n’est pas un hasard. Et cela nous indique que le mouvement sous-jacent à ces actualités ne concerne pas d’abord le père imaginaire, mais le père réel : ce que montrent également les expressions du mouvement #Metoo notamment, où sont dénoncés les crimes réellement accomplis, ainsi que les pertes symboliques qu’ils produisent, là où elles empêchent de vivre, là où elles tuent, et non seulement la privation réelle (de l’organe ou de l’objet) subie de la part du père imaginaire qui peut aussi faire l’objet d’un combat fraternel réfléchi (réunissant des hommes, des femmes, des trans) utile à l’effort de civilisation. Point de pénisneid dans #Metoo, ou dans le transféminisme, qu’on se le dise et s’en convainque ; toute la clinique actuelle le prouve, c’est indiscutable et indémontrable. La forme des enjeux phalliques au champ social a commencé de se modifier, elle ne vise plus aussi spontanément celle du petit phallus que certain·es êtres-parlant·es ont dans leur culotte, mais bien plus profondément le trajet de la substance à l’objet où s’établit la forme que peut prendre dans son temps un peu du réel du sexe.
Ainsi, le Phallus est tout à fait confirmé et honoré, disons-le simplement, par ces évolutions sociales et sexuelles récentes, sans doute celles à venir aussi même si nous ne pouvons pas les anticiper. Confirmation du Phallus non seulement dans sa fonction, mais dans ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, à la mode de chez nous, celle où nous le préférons être le signifiant manquant et une fonction soutenant l’inscription du Sujet dans le langage, dans la structure, plus loin de ses usages forcés qui le font prétexte à des interprétations stupéfiantes de la théorie existante quand il s’agit d’éviter d’avoir à en construire une nouvelle.
Autrement dit, en blaguant : le Phallus c’est de la nicotine. La meilleure drogue capable de s’unir à toutes les autres sans interactions négatives majeures, et le pouvoir de potentialiser les effets des autres substances avec lui incorporées. Le Phallus c’est le manque pour toustes, et pour toustes singulièrement établi : nul besoin d’être les mêmes pour être ensemble.
Alors on peut arrêter de fumer !
Mais toute forme nouvelle se présentant voit se lever toutes sortes d’accusations, de procès d’intentions. Comme si la forme induite par la matière était capable de déformer la matière elle-même, tandis que ce n’est que la forme qui se réforme dans notre actualité. Beaucoup de psychanalystes s’en étonnent et s’en offusquent. Réaction paradoxale si l’on songe à ce que l’expérience de la passe en particulier nous a enseigné de façon radicale : d’une part, que de simples perturbations ou ouvertures à l’imaginaire ne garantissent pas un accès au réel, sauf à prendre des vessies pour des lanternes, et d’autre part que les vacillements de l’imaginaire s’illustrent presque toujours dans des crispations peureuses à propos du symbolique qui serait en danger. Y a-t-il confusion de registre ? Le savoir démenti de l’expérience serait-il à nouveau saisi dans ces inquiétudes de voir le Phallus disparaître tandis qu’il est déjà manquant. Cette inquiétude affolée traduit, à mon sens, une récidive, une régression dans notre expérience. Réjouissons-nous, régresser précède assez souvent une avancée du traitement et la modification d’une économie libidinale à l’aune du désir. Alors, peut-être, est-ce que nous tenons le bon bout ?
Du réel est rencontré à nouveau l’impénétrabilité, et si ce réel en tant que tel ne change pas, son expérience en modifie l’effet et la portée, nous invite à traiter le symbolique à partir du réel, où le symbolique est confronté à son impérialisme : à recouvrir le réel il échoue, plus encore que l’imaginaire achoppe sur la forme dont il se fait vecteur entre l’impossible et le signe.
Appliqué au contenu du livre, ceci nous permet d’accéder à une lecture moderne des propositions freudiennes en particulier, et lacaniennes également à propos du symptôme, celles qui du trauma impartageable donnent une dimension partagée. Le « symptôme partagé », typique du lien de sororité, diffère de l’édification sociale de la fraternité chargée de la perpétuation de la civilisation œdipienne, où je lis la sororité comme étant celle chargée de son traitement. A ce titre, la lecture clairvoyante et l’interprétation freudienne de Lippi et Maniglier du texte de Freud et les célèbres jeunes filles du dortoir éprises d’un commun erratique, nous enjoint d’approfondir ce qui se lit bien mieux, aujourd’hui, avec #Metoo, que nous ne voyions pas si bien avant que ces jeunes filles osent sortir de leur dortoir, équivalent de leur placard à elles, pour célébrer dans l’espace public l’avènement d’un autre lien possible.
Autrement dit, deux usages d’une même fracture, celle du rapport-sexuel qu’il n’y a pas, ouvrant à deux circulations possibles de la libido, celle de la fraternité œuvrant à faire l’amour depuis le sexe, faire l’amour du sexe, tandis que la sororité guérit l’amour du sexe, du sexe guérir l’amour. Rapport sexuel qu’il n’y a pas sauf incestueux dira Lacan, j’ajoute les contaminations par le VIH, cet objet réel aux effets notamment imaginaires redoutables dont la clinique épidémique depuis quarante ans continue d’explorer les conséquences d’un certain rapport entre les sexes se contaminant.
Le symptôme partagé inconsciemment fait fonction de Phallus imaginaire, où il « remplace » le partage des femmes par les frères de la horde, il est à ce titre une voie d’accès guérie du sexe au symbolique, malgré le trauma, à la faveur de l’amour sans le besoin systématique normatif de s’articuler au Phallus symbolique du père imaginaire comme seul axe de survie dans l’hystérisation féminine ou la folie féminine (pléonasme) : rien que des voies d’échec tant politique que social… devons-nous nous contenter de cela ? Du père réel dont les crimes sont dénoncés un symptôme sororal offre une autre guérison au trauma indicible et incessible : la solidarité des solitaires/singulières affectivement disponibles aux un·es et aux autres. Sans doute y a-t-il là une connexion avec cette autre notion délicate qu’est le care, dépassée pour l’occasion là où cette dernière ne se fonde pas d’unité psychique ni d’autre commun attendu que celui reconnu par le frère honoré par la mobilisation des bien chères sœurs.
Plus loin, la sororité est révélatrice d’un au-delà de la Communauté où une pratique de l’identitaire comme matière du trauma se révèle capable d’établir un commun non fondé sur la mort simpliste des individus constituant, par leur disparition, les fondations de ladite communauté. Une Communauté qui s’écarte de la commune identité des frères unis à la source de leurs guerres fratricides, pour lui préférer la commune identification reconnue et célébrée pour l’occasion au point de vivifier les propositions freudiennes, notamment, où elle confirme l’opportunité d’une union activée par le mouvement psychique, actif, proactif, attentif à la pulsion plus qu’à son objet. Ceci au point d’apercevoir les prémisses d’une éthique de la pulsion éloignée du règne de l’objet.
Ne serait-ce pas là l’entrée d’un chemin de pensée donnant accès à la reconnaissance de La Psychanalyse comme symptôme sororal elle-même, sister Sigmund ?
Ceci peut et devrait intéresser vivement les analystes inscrit·es dans des groupes, des associations ou des écoles, autrement dit dans ces formes valables d’organisation de la psychanalyse datant du siècle dernier. Iel·les ont beaucoup à apprendre de ce qui se présente à iel·les au point de les troubler, de les faire reculer par réflexe, s’iel·les aspirent encore à réinventer la psychanalyse et traiter les apories repérées et combattues dans son propre champ qui ne voit toujours pas d’ouvertures stables et pérennes aux minorités sexuelles dans ses rangs, que ce soit sur le divan ou dans le fauteuil. Sans besoin de parler de l’institution universitaire qui pourrait être ajoutée à la liste des configurations morbides du savoir inconscient quand il est pris pour une matière à enseigner : j’en ai démissionné, des unes comme des autres, et m’en réjouis d’y avoir assuré ma survie, en tant que Sujet et en tant que praticien de la psychanalyse.
Une communauté sororale est sans nul doute plus éclairée, plus woke ou aware, sur sa structure, ses impasses et ses potentielles créations nouvelles, nécessaires, accessibles, possibles, heureuses et souhaitables.
Il faudra aussi reprendre le travail d’analyse des liens de solidarités ayant émergés à l’occasion de l’épidémie de sida chez les hommes gays, pédés, HSH. Je n’avais pas senti, lorsque je suis entré à Act Up-Paris à l’époque que nous étions dans un dortoir, pourtant nous disions « ma sœur » lorsque nous moquions nos engagements et les commentaires suscités chez d’autres, spectateurs fraternels, en ajoutant « merci pour ton combat » afin de railler l’inactivité de la masse à quoi nous répondions par cette incroyable soirée pyjama entre copines que l’activisme a su être tout un temps… avant d’être rattrapé par les frères jaloux des rires et des pleurs partagés.
Le lien sororal n’est pas l’annulation de la structure, bien au contraire, elle en est une nouvelle pratique, peut-être même une précision des possibles orientations du Sujet dans la structure ; il est ce qui permet cette ouverture supplémentaire à ce que nous n’avions pas encore rencontré et déjà pu mettre au travail ; il permet, peut-être définitivement, d’arrêter de croire au roc de la castration ainsi que nous avons collectivement déformé le propos de Freud sur le biologique faisant fonction de roc, où le père de la psychanalyse n’avait pas manqué, là encore, de laisser une ouverture au dépassement : si le corps anatomique fait coupure entre les êtres, leurs larmes comme leurs gouttes de sang leur restent infiniment plus partageables : pensons que l’amour du produit n’est pas celui de l’objet, ou bien que l’objet aux mille formes (les substances mélangeables) dépasse l’objet monolithique, ou encore de quoi comprendre que le trait unaire n’est pas un trait unitaire.
S’en tenir à la fraternité porteuse d’une négativité sororale n’est pas suffisant, la sororité, toute empreinte elle aussi d’une dialectique négative est une positivité à vue, nous ne pouvons plus en ignorer la forme, ses productions nous invitent à lâcher la rampe objectale à l’endroit même où elle nous limite, et préférer l’errance créative des non-dupes qui savent y faire avec le pire… en se servant du père, sans plus le servir : parce que c’est raisonnable.
La psychanalyse a réussi à passer de l’organe à sa représentation, du pénis au phallus, du Phallus signifiant du désir au Phallus signifiant de la jouissance, etc. elle peut sans doute s’aventure plus loin encore dan sa connaissance de la continuité sexuelle pleine de variations et aborder désormais l’au-delà de l’au-delà du Phallus, qui n’est pas l’au-delà du pas-tout phallique mais plutôt son ailleurs, que je désigne par le hors-Phallus qui n’en est pas moins phallique, de s’y repérer au moins, que j’écris « x », nous y reviendrons.
Sur l’écriture inclusive
Il est épatant de lire et entendre les réactions et contestations au recours à l’inclusivité dans l’écriture, en relevant dès à présent que l’inclusivité orale ne fait pas l’objet d’autant de critiques que ses applications à l’écrit. Ce qui peut nous faire penser que l’attention est ici portée sur la lettre plus que sur le signifiant, peut être le symbole plus que le signe.
L’écriture inclusive, le livre de Silvia et Patrice le démontre, n’est pas une posture de petit bourgeois blanc en mal de fantaisies perverses bon marché et faciles d’accès, mais une authentique traduction ainsi que nous abordons la traduction et l’intraduisible des langues entre elles : chose que les psychanalystes ont plus que d’autres l’expérience depuis les premiers textes freudiens mis en circulation dans leurs versions originales ou leurs premières traductions, puis leur réécriture/traduction dans les Œuvres Complètes, notamment.
L’écriture inclusive consiste, dans mon expérience de la pratique psychanalytique, celle de l’écriture comme auteur et celle de lecteur des textes d’autres auteurices, en une authentique œuvre de traduction de l’intraduisible, à savoir l’émergence au discours et à la parole d’un dégagement nouveau du réel du sexe invitant au traitement de l’ordre symbolique. Si le réel du sexe s’est illustré, assez largement jusqu’à présent, dans l’hétéros qui dit ce qui sépare et soutient les sujets, les êtres et les individus à la base de notre fantasme de sexualité — où s’expriment nos enjeux sexuels en mal de réalité —, nous abordons manifestement un moment décisif de la traversée de ce fantasme que je qualifie d’hétéros-patriarche.
Parce qu’il s’agit bien, contrairement à beaucoup d’idées reçues ou déçues, de prendre en compte sérieusement « ce qui se dit », aujourd’hui. Les usages de la langue, les pratiques de la langue, dont la parole en particulier, évoluent sans cesse. Certaines de leurs actualités sont passagères, d’autres s’inscrivent plus durablement dans l’évolution de la langue, sa nécessaire préservation. À présent, nous pouvons relever qu’au discours un sexe nouveau s’est imposé : Trans. Aux côtés d’Homme et de Femme, Trans s’est installé non seulement dans les paroles, mais aussi dans le discours au point que la transitivité des signifiants a été vivifée, est vivifée, peut-être même remise au goût du jour contre ses habitudes établies et fonctionnelles. Ce qui ne relance pas moins que le Phallus lui-même, nous offrant l’heureuse possibilité d’appréhender autrement, en la traversant à nouveaux frais, la relation d’objet du mot avec les éléments de la phrase. Transitivité qui est au fondement de la dynamique inter-signifiants cousue de liens et d’écarts, de creux et de bosses entre lesquelles la cause du désir du Sujet divisé se laisse entendre, se donne à voir et à lire, à écrire depuis sa préhistoire de cri, de jaculations portées au-dehors du corps où s’établissent les conditions d’un possible lien social articulé à l’usage de la langue, le plus loin possible du risque de sa méprise.
Sur la lettre, disais-je, nous nous arc-boutons spontanément, pris d’effroi devant le risque d’une atteinte symbolique où nous ne voyons pas que c’est, là aussi, d’abord l’imaginaire qui est en question, là où la forme n’attend pas la matière, mais s’en informe comme de la vie pour en épouser les conditions, les possibilités de sa réalisation et la qualité de sa présence.
Portons le regard plus loin, ou plus près, et rassurons-nous. Ce qui se donne à lire et à entendre continue de frayer un chemin sur la piste de l’insu qui nous tient.
À structure éclairée, sexuation accentuée
À quoi tout cela peut nous donner accès, notamment sur un plan théorique ?
Le Phallus est confirmé, et même relancé. Lui et sa fonction phallique, les enjeux du phallique parmi lesquels le pas-tout phallique complète notre compréhension du phallique non en le décomplétant, mais en l’étendant. À cela, j’ajoute le hors-Phallus, comme l’au-delà de son au-delà (fixé en pas-tout).
Au bord de cette extension, dont la pratique réflexive ou bien clinique est renforcée, potentiellement, par une pensée de la sororité, ou du genre, se présente un nouvel espace, un champ nouveau de la sexuation, que je désigne par a-sexuation. Tel qu’est le résultat de la clinique du genre en psychanalyse et de la perspective sororale, que je ne nommais pas ainsi avant d’approfondir mes réflexions avec Silvia et Patrice, que j’emmène dans mes égarements théoriques. L’a-sexuation est à la sexuation ce que le pas-tout phallique est au phallique, à savoir qu’elle n’est pas son inverse ni son opposé. L’a-sexuation désigne ce qui s’appuyant de la sexuation, où s’articule le rapport du sujet de l’inconscient à la fonction phallique et à la jouissance, y objecte partiellement là même où elle l’étend : ce hors-Phallus (qui n’est pas son au-delà ou son refus) qui rend possible l’exploration encore en attente de ce qu’il en est de la fonction de la castration (dont le « dire non » à la fonction phallique) dans la réalité, à l’imaginaire et non seulement au symbolique ainsi que l’expérience de la psychanalyse a pu, jusqu’à présent, largement l’étudier, en la réduisant trop souvent au rang de réaction négative tandis qu’elle constitue, tout le monde en convient en théorie, depuis toujours une véritable proposition féconde et salutaire et créative. Ce que les formules de la sexuation, proposées par Lacan, démentent de la bisexualité psychique constitutive du Sujet de l’inconscient en tant que situation, non préférentiellement une orientation (effet secondaire majeur de la croyance indue en l’orientation sexuelle dotée de sens), reparaît aux actualités sexuelles en offres de perversion de la fonction phallique (y’a pas de raison d’abandonner le Phallus, quitte à le réinventer un peu, dans ses marges) où le Phallus se fait damer le pion par l’objet a, cause du désir, au point de donner consistance au versant dextrogyre du noeud borroméen sur lequel nous pourrions passer des heures et des heures à explorer ses mystères. Ce qui du sexe en impose à l’être-parlant·e peut être pensé plus avant depuis son réel mis en forme, et non plus préférentiellement depuis ses résonances symboliques. L’a-sexuation rend compte, dans un tableau de formules à venir, des rapports du Sujet à la fonction de la castration et sa relation d’objet, dynamisés par la perversion du phallique, en voisinage de la sexuation qui rend compte des rapports du Sujet à la fonction phallique et à la jouissance, dynamisés par l’acquisition du Phallus ; son fantasme, distinctement de l’hétéros-patriarche de la sexuation lacanienne, peut-être dite a-patride.
Il faudrait développer tout cela dans d’autres conditions…, mais une chose est sûre, cette officielle entrée de la sororité dans nos vocabulaires produit déjà ses effets dans ma pratique et la pensée.
Psychanalyse, encore ?
À plusieurs reprises, la question a été posée autour de la sortie de ce livre : est-ce encore de la psychanalyse ?
Je reste très surpris de cette question, pour plusieurs raisons sans doute. Tout d’abord, je mesure combien il est difficile d’apprécier à quel point la psychanalyse s’est éloignée de son temps à force de vouloir rester dans le sien. La psychanalyse dont Silvia et Patrice parlent est pour moi la seule existante, celle que j’ai rencontrée le jour où Françoise Dolto m’a convaincu d’une intention en forme de désir, formulée comme une promesse d’action « les mal-partis, la psychanalyse peut les sauver ». C’est la psychanalyse se constituant aux marges des formes écrasant la matière, celle des fous que je dis aujourd’hui toutes folles, qui m’a attrapé, j’avais douze ans. Je ne connais pas, dans mes chairs et mes pensées, la psychanalyse trop instituée qui, s’édifiant sur la solidarité des marginales hystériques et d’autres, ne se laisse rencontrer que dans la soumission à l’autorité abusive d’un savoir porté en connaissance. Celle de l’Université, celle de presque toutes les maisons de psychanalyse (associations, écoles). Celle dont le discours n’a plus aucune espèce de rapport avec l’expérience clinique quotidienne, et qui pourtant, d’être incontournable, fait la nécessité de l’écoute réelle, de l’écoute du réel : seule perspective capable de nous tenir éloigné·es des assurances et garanties recherchées par l’être-parlant·e au point d’en perdre le fil de son désir.
Cette psychanalyse sororale, je le comprends ainsi à la lecture de ce livre, est la seule psychanalyse qui vaille à mes yeux, celle de ma vie, de ma cure psychanalytique, de mon passage du divan au fauteuil, celle qui de mes premières expériences de travailleur social dans la rue avec des populations toxicomanes fortement marginalisées court l’espace public en se faufilant par les interstices, celle des arrière-cuisines plus que des vitrines, celle des caves et des squats, ou des chambres d’hôpital où le cadre se promène, celle qui trouble et non celle qui assure, celle qui ne recule pas et non celle qui commente et professe, celle qui passe et non celle qui est passée, celle qui peut se passer dudit Phallus pour lui préférer l’x, plus proche de The Thing chez Duras que du pénisneid originaire. X, qui n’est pas celui de Madonna dans Madame X, quoiqu’un nouveau chapitre des Madonna’s Studies peut s’ouvrir ici. Non, un x qui assume d’être l’inconnu·e de l’équation, dont la matière et la forme restent toujours assez manquantes pour que s’activent avec iel les tentatives d’éclaircissements du sens, de la représentation et de l’impossible dans quoi nos vies cheminent.
L’on fraternise avec un·e enemi·e, l’on sororise avec toustes et les autres.
Pour conclure, et pour preuve de ce qui reste intangible à certains égards, même si l’humour sait en illustrer les faiblesses, j’achève mon propos sur cette performativité revisitée : Silvia Lippi, Patrice Maniglier, acceptez-vous de prendre, Vincent Bourseul ici présente, pour sœur ? Tout en sachant que la question ne se pose pas, ici où la cooptation n’aurait aucun sens.
PS : Le tableau suivant n’est pas celui de l’a-sexuation qui viendra plus tard.
« Du 2 faire un peu plus (ou beaucoup mieux) »